« Gilets jaunes » : les mots de la colère sur les réseaux sociaux

Depuis sa première manifestation nationale du 17 novembre dernier, le mouvement des « gilets jaunes » a suscité plusieurs millions de commentaires et de publications sur les différents espaces sociaux en ligne. Aux manifestations physiques de ce mouvement aux contours protéiformes, s’ajoutent en effet des phénomènes de mobilisation sur les réseaux sociaux, comme en témoignent les proportions prises par la conversation en ligne sur le sujet.

Xavier Desmaison, ainsi que François-Bernard Huyghe et Damien Liccia, chercheurs à l’Observatoire stratégique de l’information, ont fait paraître un ouvrage, intitulé « Dans la tête des gilets jaunes », première étude sur le thème, construite à partir d’analyses issues de la conversation numérique.

A la suite de l’élection présidentielle française de 2017 ou encore de l’Affaire Benalla, l’intensité de la discussion sur les réseaux sociaux concernant les « Gilets Jaunes » a aussi suscité des craintes de manipulation du débat public sur la base de fausses informations. La publication samedi dernier d’un article intitulé « Russian accounts fuel French outrage online » dans le journal britannique The Times a relancé les soupçons d’ingérence informationnelle menée par un État étranger.

L’étude des données de la conversation, accessibles par le biais des API des réseaux sociaux, permet de rendre compte de la structuration du mouvement, de ses thèmes d’expression et de ses logiques d’influence. Elle offre aussi la possibilité de faire la lumière sur les suspicions de manipulation informationnelle dans le cadre du débat.

Aux fins de cette étude, nous avons constitué un corpus étendu sur Facebook et Twitter de plus de 3 millions de publications uniques à partir du mot clé « gilets jaunes » et des différentes déclinaisons du mouvement sur les réseaux sociaux (#17Novembre, #24Novembre, #1erDécembre, yellow vests…) :

– 1 594 316 tweets (hors-retweets) en langue française, publiés entre le 17 novembre et le 5 décembre ;

– 1 795 749 commentaires d’utilisateurs sur les pages de 11 médias nationaux français publiés entre le 21 novembre et le 5 décembre ;

– 95 835 tweets anglophones publiés entre le 17 novembre et le 8 décembre.

Les enseignements que nous avons tirés de cette analyse sont les suivants :

• Dès l’origine du mouvement, la conversation centrée sur les carburants apparait comme marginale dans la discussion globale, tant sur Twitter que sur Facebook. La question des taxes a constitué un catalyseur pour d’autres sujets sensibles préexistants comme les thèmes du pouvoir d’achat, de la justice fiscale ou de la critique des institutions.

• L’analyse des mots employés par les utilisateurs en ligne montrent que la figure d’Emmanuel Macron occupe une place centrale et polarisante dans la crise. Il est de loin la personne la plus mentionnée et le sujet le plus discuté par les utilisateurs en ligne devant chaque autre thème de la discussion.

• Les suspicions d’une ingérence étrangère dans le débat public autour du mouvement peuvent être relativisées par une analyse quantitative. L’influence de l’écosystème anglophone qui a pris part à la conversation se révèle faible. L’absence de « bots » dans cette discussion doit de même être signalée.

• Plusieurs militants politiques, notamment proches de l’alt-right américaine, et différents médias étrangers (turc, saoudien et russe) en langue anglaise ont largement relayé des images spectaculaires de manifestation, en adoptant un angle critique vis-à-vis du gouvernement français. Ces comptes hétéroclites ne poursuivent pas le même agenda politique et ne peuvent être tous amalgamés ensemble. Il s’agit essentiellement de prises de position opportunistes, suivistes, et dénuées de toutes influences dans la structuration et l’évolution du mouvement des « Gilets Jaunes ».

• L’influence de BFM TV dans le débat public dépasse largement son statut de média, puisque sa page Facebook est également celle qui a reçu le plus de commentaires, et constitue donc un espace social en soi.

 

Damien Liccia, directeur associé et directeur du pôle étude de l’agence IDS Partners : « Les conditions de circulation de l’information en ligne ont favorisé l’éclosion du mouvement, mais elles n’en sont pas à l’origine. On constate que les thèmes de conversation vont au-delà de l’actualité et traduisent des causes profondément ancrées et sédimentées de longue date dans l’opinion. La mobilisation en ligne ne saurait être réduite à de la manipulation informationnelle ou à la diffusion de fausses informations. Les réseaux sociaux transcrivent ce qui se passe dans le monde réel, et non l’inverse. »

 

Xavier Desmaison, président de l’agence Antidox : « L’analyse des sujets de conversation autour des « gilets jaunes » sur Facebook et Twitter montre que la question du prix de l’essence n’est pas le thème principal de mécontentement au sein du mouvement. Si celle-ci a joué le rôle d’un catalyseur, elle est devenue par la suite marginale dans son expression en ligne. Les « gilets jaunes » expriment aujourd’hui davantage une remise en cause de la politique économique, jugée injuste, et des institutions qu’ils n’estiment pas assez représentatives et proches de leurs préoccupations. »

 

Pour en savoir davantage sur l’analyse des auteurs :

Interview par Le Figarovox

Décryptage dans Atlantico

Interview de François-Bernard Huyghe par l’IRIS

Fiche du livre sur le site de l’Observatoire stratégique de l’information