Editorial « Dernier verre au Danton » de Xavier Desmaison

L’éditorial « Dernier verre au Danton » de Xavier Desmaison, CEO d’Antidox.

« Ma vie a glissé sur les rails du hasard entre diverses gares, mais ses trains reviennent toujours vers ce pays pentu, venteux et boisé où le temps et l’espace consomment avec lenteur des noces immémoriales ». C’est dans sa chère terre de Corrèze que Denis Tillinac repose désormais, près de son petit village, « le plus beau village du monde. J’en connais les moindres sentiers, j’ai usé pas mal de crampons sur son stade ; j’y ai écrit tous mes livres, et dans son cimetière, outre les miens, reposent des villageois par centaines qui ont connu mes frasques et les ont pardonnées. Du moins j’espère. »

Il nous avait aidé amicalement à bricoler le lancement d’Antidox en bâtissant autour de nous un « conseil scientifique », petit groupe informel et à géométrie variable, journalistes, chercheurs, ministres, écrivains, intellectuels,capitaines d’industrie ou ambassadeurs, qui chacun passaient un soir ou un autre, boire un verre et partager un plat, distribuer une anecdote, commenter un fait géopolitique, dériver
littérature ou tirer un portrait des ruptures sociales. Je découvrais à chaque fois un nouveau pan des amitiés éclectiques et passionnantes de Denis, de tous bords politiques ; nous y joignions les nôtres, plus rares. Tous avaient libéré leur agenda chargé avec la simple idée de profiter d’un moment avec lui. Le tout était bon enfant, chaleureux, cultivé sans cuistrerie, malicieux sans méchanceté, des egos sans fioriture, que le pouvoir avait raffermi et dégonflé, qui ne cherchaient plus à prouver quoi que ce soit, que l’on rencontre trop rarement dans les dîners en ville. Pour le jeune homme que j’étais, pourtant déjà frotté au croisement de ces milieux littéraires, économiques et politiques, chacune de ces conversations était un trésor. Avec une prime : pendant les six mois qui suivaient, je ne pouvais m’empêcher de capitaliser en distribuant telle ou telle anecdote, comme une pépite, la moins périmée et la plus amusante. Je ne choisissais que celle qui n’avait été dite que pour être répétée, tant il est essentiel de savoir conserver secret ce qui doit l’être. Mais six mois après, je continuais, pour renforcer l’effet, à dater l’histoire d’un dîner de la veille, imitant,en cela cette étonnante expérience parisienne qui consiste à,rencontrer si souvent des individus qui vous livrent les confidences murmurées hier soir à Emmanuel, sans avoir toujours,pris le temps de vérifier l’agenda des voyages présidentiels. Cela,impressionnait les débutants et faisait sourire les autres.

Les conversations dans ce cercle avaient pour point commun, alors même que les convictions politiques des convives s’étendaient autant à droite qu’à gauche, d’être antimodernes. Mais antimodernes à la façon dont un Agamben définit le contemporain : « celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps ». Cette façon de recevoir « en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps », d’être frappé par la doxa, par ses faiblesses et ses médiocrités éventuelles, mais sans aigreur et sans jamais cesser d’aimer tout de même son époque et ses habitants, est l’un des traits des écrivains, des penseurs et des stratèges de premier plan. S’exercer à comprendre pleinement son moment, ses acteurs et son air du temps sans y être soumis, c’est effectivement la compétence première de celle ou celui qui est responsable du destin des autres et sait s’inscrire dans les continuités. Denis y rajoutait une touche de mélancolie. « Le hasard m’a lâché sur ce globe à la clôture d’un millénaire, mais comme tout écrivain j’habite un monde particulier : le mien. Celui des autres m’inspire une curiosité passionnée, encore que sujette à distraction. Une brume invisible m’en sépare, dont je ne tire ni orgueil ni amertume. Les certitudes du siècle me sont étrangères ; de même ses lubies et ses hantises. Ecrire, c’est peindre les êtres et leurs décors avec le regard d’un étranger, éventuellement d’un exilé. »

Et puis l’on y croisait beaucoup d’amoureux de la France, qu’ils soient conservateurs, libéraux, radicaux ou socialistes,,des amoureux de cette langue dont Denis savait faire vibrer,la beauté, qui étendaient leur amour aux pays amis, en terre,africaine ou dans la rêvée Amérique d’Elvis. Surtout par Denis,planait l’amour d’une certaine idée de la France, de ce pacte,vingt fois séculaire entre la grandeur du pays et la liberté du,monde. « Notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils,sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit ». Viser haut et se tenir droit : voici après tout une ambition pour une dirigeante ou un dirigeant dans le monde complexe et dangereux qui se dessine, qu’il s’agisse d’un pays ou de tout autre collectif humain.

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