Analyse – « De la « junk tech » à une troisième voie de la tech » de Xavier Desmaison

« De la « junk tech » à une troisième voie de la tech » par Xavier Desmaison, CEO d’Antidox

Une petite musique circule un peu partout dans les milieux tech… Telle qu’on la développe depuis quelques dizaines d’années, la tech est-elle vraiment bénéfique ? Croit-on encore, comme Tim Cook en 2014, que Steve Jobs a « rendu le monde meilleur » ?

Très concrètement, a-t-elle contribué peu ou prou à la lutte contre la pandémie qui bouscule durement nos économies et nos sociétés ? En partie oui : aucune stratégie sérieuse de confinement n’aurait pu être réellement pensée ni pratiquée sans elle, sans les outils collaboratifs, le « cloud », les plateformes vidéos, l’e-commerce, les jeux vidéos… Le confinement est fait pour elle. Et c’est tant mieux pour ceux qui font l’hypothèse qu’il est une bonne stratégie. Mais la fameuse intelligence artificielle a-t-elle aidé dans la bataille fondamentale contre la Covid ? Globalement non. C’est le constat de Marc Andreessen, le dirigeant de a16z, l’un des principaux fonds de capital risque de la Silicon Valley. Face à la Covid 19, la tech, dit-il, n’a rien bâti de fondamental. Tout au plus a-t-elle développé des ruptures de modèles économiques, c’est-à-dire de nouvelles façons de générer de l’argent à partir de métiers traditionnels. « We chose not to *build* ».

Le bilan est-il meilleur dans le monde de l’information, du savoir et de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’immatériel ? Convoqués cette semaine devant le Sénat américain, Mark Zuckerberg (Facebook), Sundar Pichai (Google) et Jack Dorsey (Twitter) ont poussivement essayé de dédouaner leurs plateformes de communication des critiques qui les accusent d’amplifier les manipulations politiques, les théories du complot, les émotions négatives que sont la colère et la haine, et les atteintes à la vie privée de chacun. Reste que ce 29 octobre, un ancien premier ministre malaisien peut écrire sur Twitter que les musulmans ont le droit de tuer des millions de Français sans que son message ne soit clairement condamné par la plateforme. Le débat de la liberté d’expression, de la vie privée et du contrôle par l’Etat des informations disséminées sur les plateformes est complexe et devra être traité avec précaution dans les mois et les années à venir, mais on peut conclure sans risque que  le bilan à date de la tech est contrasté sur sa capacité à diffuser le savoir, à faciliter des échanges de qualité entre les individus et les cultures, à améliorer les capacités cognitives de chacun. Sur la plateforme Netflix, le récent documentaire The Social Dilemma « explore le dangereux impact que les réseaux sociaux ont, depuis notre santé psychologique jusqu’aux élections ». Ce « documentary-drama hybrid » bien dans l’air du temps cible l’addiction que l’on peut tous développer à l’égard de nos supports numériques (téléphone mobile, réseaux sociaux…) ainsi que la façon dont « big tech » manipule ses utilisateurs pour récolter des informations personnelles valables.

C’est dans ce contexte que nous faisons paraître dans quelques jours chez Hermann un essai destiné à analyser l’ensemble de ces questions, et la façon dont l’Europe et la France peuvent construire des techs à plus forte valeur dans les années à venir. Intitulé « Junk Tech, comment la Silicon Valley a gagné la guerre du marketing », il est issu d’échanges que nous avons pu avoir, Jean-Marc Bally, le dirigeant d’Aster, l’un des principaux fonds de capital-risque européen, et moi-même. « Junk tech », comme « junk food », cette nourriture peu chère mais savoureuse, addictive, gaie, et qui a participé au développement d’une épidémie d’obésité majeure

Le premier constat est que le succès de la Silicon Valley n’est pas fondamentalement une question de technologie, mais de marketing. Chacun sait, depuis la chercheuse Mariana Mazzucato, qu’Apple n’est pas une réussite tech mais design (la R&D a été faite par les agences publiques américaines). Marc Andreessen, évoqué plus haut, l’a dit benoitement. L’Union européenne dispose de capacités de recherche et développement majeures. Michel de Lempdes, dirigeant d’Omnes Venture Capital, un autre des grands fonds de capital-risque français, vient justement d’annoncer il y a quelques jours une levée de son fonds « deep tech », un type d’entreprises fondées sur les ruptures technologiques et pas seulement sur les ruptures de modèles économiques. Ces ruptures technologiques, dans le spatial, la biotech, la cybersécurité, les matériaux, sont permises par le croisement des avancées de la physiques, de la chimie et du numérique. Les capacités en termes d’investissements sont encore insuffisantes, mais nul doute que Michel montre l’un des chemins.

Le deuxième constat est que la Silicon Valley a réussi à faire croire de façon large que son succès est une question de supériorité technologique. Et que beaucoup de dirigeants européens et américains – parmi les meilleurs – ont cru à cette jolie histoire, à leur détriment. Ils ont pensé qu’il fallait augmenter les investissements dans la data, l’ « artificial intelligence », les prises de participations dans les start-ups, actions certes louables, mais qui oubliaient que la clé est dans l’intégration efficace des technologies, dans ce que nous avons appelé le « marketing ». Il s’agit ici d’usage, de simplicité, de renforcement de l’ego, de plaisir. Les investissements dans les formats de « cloud souverain » n’ont pas rencontré leur public à ce stade, parce qu’ils ne permettaient pas aux utilisateurs le confort, la simplicité et la flexibilité apportés par les solutions californiennes.

Le troisième constat est que tout ce marketing de l’usage, et in fine de l’addiction, peut être mobilisé pour le développement de services créateurs de valeur sociale. Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBla Car et co-président de France digitale note qu’une partie des start-ups françaises de premier plan portent un projet de « troisième voie », entre Etats-Unis et Chine, entre productivisme et malthusianisme, grâce aux algorithmes et aux plateformes d’échanges numériques. Blabla Car permet d’éviter autant d’émissions de CO2 que les émissions de la ville de Paris. Too Good to Go offre la possibilité aux commerçants de diffuser des promotions sur leurs produits alimentaires en passe d’être périmés. Environ 8% des émissions de CO2 annuelles seraient générées par des produits finalement jetés. Ces technologies peuvent aussi bien être utilisées par les start-ups (Phénix) que par des associations comme l’Agence du don en nature, qui permet de redistribuer les biens non vendus plutôt que de les détruire. Edouard Dumortier, dirigeant d’Allo Voisins, la première plateforme française d’échange de biens et de services, note ainsi dans un ouvrage paru chez Hermann que l’économie collaborative « a  le  mérite  de  limiter  l’hyperconsommation,  tout  en  permettant  de continuer à consommer de façon économique, coresponsable et durable. »

Tout ceci engage la responsabilité des Etats européens. Frédéric Mazzella note ainsi qu’aux « Etats-Unis, sur les 200 plus grands bénéficiaires de la commande publique, près de 90 % sont des entreprises américaines. Il faut s’arranger pour qu’en Europe, on ne soit pas les plus innocents du jeu planétaire. En plus du patriotisme économique, il faudrait qu’il y ait aussi un patriotisme numérique européen. »

 

Pour commander l’ouvrage « Junk Tech » : https://junktech.carrd.co/

Pour télécharger la note de veille, cliquez ici : 20201029-NL_ComDigitale