Editorial – « C’est un beau risque à courir », par Xavier Desmaison

…Nous dit le Socrate du Phédon, au moment de mourir, en recommandant à chacun une vie vertueuse. En ces temps troublés, celui qui valorise le risque n’est jamais trop loin de la cigüe. Les appels au confinement et au rétablissement de toutes les frontières, celles des Etats, des murs du domicile personnel, de la chaleur des proches ou de ces petites confettis dont l’on affuble nos visages, sont autant de symptômes d’un grand burnout généralisé et de la maladie de ce début de siècle, l’anxiété. En réaction, les appels bruyants à mettre bas les masques, souvent en provenance d’entrepreneurs politiques ou de vieilles gloires ringardisées. Ou bien cette critique cliché d’une Europe frileuse, inquiète, incapable d’innover, tellement fermée au risque qu’elle est déjà morte. « La France, c’est un beau pays pour les vacances d’été », nous dit Katalin Kariko, la chercheuse hongroise, vice présidente de BioNTech, à qui l’on doit le vaccin ARN Messager.

Difficile pour la dirigeante ou le dirigeant de tenir sa ligne. L’expérience d’Emmanuel Macron révèle qu’il ne suffit pas, d’ailleurs, que le premier décideur engage l’Etat « quoi qu’il en coûte », déconfine le 11 mai 2020 ou tente d’éviter un nouveau confinement pour que l’intendance administrative ou ministérielle suive. Pourquoi faudrait-il prendre des risques ? Les dirigeants d’entreprise, au cœur des turbulences, se sont saisi de la question ;  pas moins de 4 articles lui ont été consacrés par la Harvard Business Review dans les derniers numéros. Xavier Durand, président de Coface, spécialiste de la gestion des risques, vient de faire paraître ses réflexions dans Oser le risque, que les Editions Hermann ont la chance d’éditer. Ouvrage écrit pendant le confinement, mais ancré dans la confrontation avec les principales crises et catastrophes des quinze dernières années.

Voici quelques réflexions issues de la lecture de l’ouvrage. La première idée forte est qu’il est aujourd’hui nécessaire de tirer toutes les conclusions stratégiques et opérationnelles de cette évidence : nous sommes dans un environnement structurellement risqué, volatile, incertain, complexe, ambigu (VUCA), en transformation accélérée. Cela ne veut pas dire que la planification ou la stratégie de long terme sont mortes, cela veut dire qu’il faut élargir le champ des scenarii et savoir user de ce que les tacticiens militaires appellent la réserve, capable, selon Clausewitz, de « prolonger et de renouveler le combat, ensuite de servir en cas d’imprévu ». La vélocité dans le déploiement du télétravail ou dans le déploiement de nouvelles chaines logistiques vaccinales sont de cet ordre. Nous sommes officiellement entrés dans un environnement de « guerre hors limite », qui prend le relai progressivement de la représentation commune d’une mondialisation commerçante, coopérative et juridiquement ordonnée : « tout ce qui peut bénéficier à l’humanité peut aussi lui nuire (…) le nouveau concept d’armement est en train de donner naissance à des armes étroitement liées à la vie des populations civiles », nous disaient Qiao Lang et Wang Xiangsui. Les mésaventures de Carlos Ghosn, de Jack Ma, du rachat d’Alstom par GE, de SolarWind, de Cambridge Analytica, de Charlie, de la compétition pour les vaccins illustrent à profusion ce que les deux stratèges chinois écrivaient à la fin des années 1990 : les rapports de force les plus brutaux peuvent s’exprimer dans les activités économiques, sociales et culturelles les plus civiles et banales. Un paramètre supplémentaire de complexité à appréhender lucidement, sans paranoïa excessive.

Deuxième idée forte à la lecture de l’ouvrage de Xavier Durand : croire que le risque peut être maîtrisé, enfermé dans des « process », relève malheureusement de l’illusion et du manque de lucidité. Le monde de la finance, qui joue structurellement avec le risque, peut bien inciter les entreprises à produire des processus, des tableaux de « reporting », des « disclosure » de risques afin de mieux aider à bâtir des modèles de « discounted cash flow » et d’optimisation de portefeuille, le risque est là, toujours présent, et pas seulement en raison des cygnes noirs. Parce que ce n’est qu’en risquant quelque chose que l’on progresse. C’est en marchant qu’on apprend à marcher, nous dit Pascal (un autre spécialiste du risque, depuis son pari jusqu’au calcul des probabilités) ; mais c’est surtout en tombant (de pas trop haut, heureusement, grâce à un papa attentif) que l’on apprend à marcher. L’étonnant mécanisme cognitif qui nous fait oublier cette évidence est dangereux : ne pas prendre de risque est un risque en soi, dans l’environnement contemporain. Qui joue trop prudemment le match perd. Rude leçon des décisions industrielles françaises et européennes relatives aux vaccins. Ne pas miser sur des technologies de rupture, ne pas financer la recherche « quoi qu’il en coûte » (quitte à ce que ces recherches n’aboutissent pas), négocier petit bras juridiquement et financièrement : voila beaucoup de prises de risque au nom de la prudence !

En découle une définition de la mission dirigeant : ce n’est qu’à l’aune de cette prise de responsabilité majeure, savoir prendre des risques (avec les conséquences associées que la gouvernance contemporaine n’assure pas toujours), qu’il mérite son poste. Xavier Durand ne dit évidemment pas de prendre tout risque, sottement ou imprudemment. Mais, peut-être, en pensant au de Gaulle du Fil de l’Epée, nous suggère-t-il que cette mise en danger est à la source de la légitimité du décideur. A quoi sert-il, sinon ? Prendre des risques, cela veut dire aussi poser une vision, oser trancher, et éventuellement savoir défendre des options inédites. Les vaccins ARN M : voila une solution radicale à un problème insoluble. Elle demeure risquée encore en ce mois de février 2021, elle s’avèrera peut-être douloureuse, mais il semble à ce stade que l’option était la plus valable.

Ce qui amène à une quatrième idée : le dirigeant a pour responsabilité de faire en sorte que son entreprise prenne des risques, mais maîtrisés, avec prudence, c’est-à-dire qu’elle sache s’arrêter ou modifier son comportement face à l’erreur. Dans le jargon parfois vulgaire des traders, ceux qui jouent continuellement avec le risque : « se couper », accepter de « prendre sa paume ». Pour un collectif, cela implique de créer une culture de prise de responsabilité, de confiance, de transparence, dans laquelle chacun va oser se confronter à quelque chose de difficile pour aller plus loin, mais saura s’arrêter rapidement, informer le collectif du résultat de l’expérience, permettre à tous d’apprendre. Une décentralisation de la décision au plus près de la prise de risque et de la maîtrise du risque. 

Finalement, deux valeurs cardinales se dessinent pour la dirigeante ou le dirigeant d’aujourd’hui : la modestie et la détermination. Il s’agit presque d’une antinomie, la modestie conduisant à douter, et la détermination amenant parfois à l’obstination ou au biais de confirmation. Mais c’est justement intégrer les contraintes, sur le fil, qui constitue l’art du management, selon l’auteur.  

Par Xavier Desmaison, président d’Antidox