« La pensée complexe est-elle soluble dans les réseaux sociaux ? », par Marie Bertrand

Comment la pensée complexe peut-elle se partager sur les réseaux sociaux ? Faut-il délaisser les réseaux sociaux lorsque l’on souhaite déployer un argumentaire de fond ou au contraire faut-il les investir, peut-être différemment, pour en partager la richesse ? S’expose-t-on à la critique, au détournement, lorsque l’on essaie d’exprimer cette pensée complexe sur Twitter ?

La pensée complexe, une notion introduite par Edgar Morin

C’est un concept développé dans Introduction à la pensée complexe par le sociologue Edgar Morin, qui continue de tweeter chaque jour, et avec beaucoup de succès, puisqu’il est suivi par plus de 183 000 personnes. Pour lui, la complexité est un défi quotidien qui se présente à nous lorsqu’on ne sait pas décrire ce à quoi nous faisons face. La pensée complexe permet de faire intervenir une forme de transversalité, une vision d’ensemble qui va permettre de relier les éléments nécessaires à la compréhension de ce qu’on appelle « complexe ».

La pensée complexe “nous éclaire sur la connaissance qui est un phénomène, dont nous avons besoin pour prendre des décisions, affronter la vie dans tous les domaines. Car le plus grand risque, dans la vie, c’est de se tromper dans ses choix” précisait Edgar Morin dans une interview au journal Les Echos en 2014.

Pour le sociologue, la vision d’ensemble de la pensée complexe est utile au dirigeant dans le sens où elle lutte contre l’erreur et l’illusion. Dans une société en pleine transformation sociale, écologique et numérique, elle lui permet d’appréhender différemment le monde qui l’entoure à travers un nouveau paradigme. Elle permet d’avoir une réflexion d’ensemble et de prendre la meilleure décision, sans cloisonner différents secteurs.

Pensée complexe et réseaux sociaux : un mariage impossible ?

Peut-on exprimer une idée complexe en 280 caractères ? A priori, l’exercice s’annonce délicat ! Les réseaux sociaux se révèlent ambivalents. D’un côté, ils constituent une source d’information utile et permettent de créer des interactions entre les individus. De l’autre, ils sont un déversoir de haine, un vecteur de « fake news » laissant rarement sa place à la construction et à l’expression d’une pensée complexe et argumentée.

Dans ce sens, ils n’offrent pas aux interlocuteurs de point de vue d’ensemble et mesuré. La plupart des internautes n’interagissent qu’avec des gens qui partagent leur vision et s’enferment dans des communautés de sensibilité qui radicalisent les opinions. Ils n’expriment dès lors le plus souvent que des avis tranchés, sans discussion ouverte possible et manifestent leur désaccord avec virulence. Les réseaux sociaux entretiennent un système de pensée simpliste, qui s’oppose à celui de la pensée complexe. On peut le constater dans les débats autour du vaccin. Les anti-vaccins manifestent leur opinion par des arguments d’ordre conspirationniste ou dénoncent une dictature sanitaire sans la confronter à la nécessaire lutte contre la pandémie. Les pro-vaccins font appel à la responsabilité mais s’expriment le plus souvent en opposition aux avis contraires. A noter toutefois que certains se sont essayés à l’exercice en faisant œuvre de pédagogie pour ouvrir le débat public en portant à la connaissance de tous des études scientifiques souvent complexes. Toutefois, les limites de l’exercice semblent vite atteintes tant les réseaux sociaux érigent des murs d’incompréhension entre des communautés étanches les unes aux autres, plus qu’ils ne fournissent les outils d’un dialogue fécond. Par l’intermédiaire des algorithmes et la présence d’influenceurs et leaders d’opinions, ils renforcent une vision manichéenne de la société sans point de vue d’ensemble. Adhérer à la pensée complexe, c’est au contraire accepter une idée hors de son axe de pensée. Alors quelles alternatives pour diffuser cette manière de réfléchir, loin des fake news et des polémiques stériles ?

Une démarche didactique est-elle possible ?

Edgar Morin y travaille bien sûr, en investissant Twitter notamment : 

Mais il doit parfois lui-même faire face à une réduction de sa pensée par certains internautes, qui détournent ou simplifient son propos, donnant lieu à des justifications de sa part. Dans tous les cas, il semble prôner la patience et les explications.

L’aspect réducteur du tweet est d’ailleurs un véritable problème lorsqu’on souhaite exprimer un avis fruit d’une réflexion à plusieurs niveaux, à l’image de la polémique subie par le philosophe et essayiste Raphaël Enthoven. S’étant exprimé trop succinctement sur son choix en cas d’un second tour entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, il a dû s’en expliquer par la suite

Autre stratégie centrée sur l’aspect didactique : celle d’un Raphaël Glucksmann, député européen, ou d’un Hugo Clément, qui se servent de leur rôle d’influenceur pour diffuser des messages réflexifs qui s’inscrivent dans le système de pensée proposé par Edgar Morin, notamment à travers des campagnes de sensibilisation, d’ouverture au monde, comme celle qu’il mène actuellement sur le sujet de la cause Ouïghour en Chine.

Un effet didactique qui s’est aussi manifesté pendant la crise sanitaire, avec notamment une lutte acharnée contre les fake news par les scientifiques au sujet du Covid, mais aussi des échanges sur les différents systèmes de pensée. La pensée complexe, c’est reprendre la vision de John Stuart Mill partant du principe qu’il vaudra toujours cent fois mieux discuter avec la personne avec laquelle on n’est pas d’accord pour comprendre son point de vue, plutôt que de s’y opposer sans concession.

Dans ce sens, Bernard Pivot a écrit en 2013, à l’époque où les tweets s’écrivaient encore en 140 caractères, le livre Les tweets sont des chats, résumé d’un journal les réflexions, pensées et citations qu’il partageait sur Twitter. Une manière de montrer qu’il est possible de venir enrichir la twittosphère avec une pensée construite et complexe.

Un mode de pensée élitiste ?

Il reste à constater que ce type de tweets se font rare, et rencontrent un succès généralement modeste. Le fait de prôner une pensée complexe apparaît vite critiqué par les internautes en raison de son aspect élitiste, et rapproché du politique.

Ils refusent ainsi un discours qu’ils considèrent comme éloigné de leur vie quotidienne. Le plébiscite envers le Pr Raoult en pleine crise sanitaire en est l’archétype : avant de défendre une idée ou une vision, c’est un choix binaire pour ou contre qui prend le pas sur les réseaux sociaux. Même lorsqu’il y a une volonté de partager une pensée plus subtile, la porte est très souvent vite fermée et les intervenants restent enfermés dans leurs convictions. L’espace d’expression est bloqué par une double contrainte : la limite du nombre de caractères et les algorithmes qui redirigent les internautes vers les mêmes leaders d’opinion.

Toutefois, malgré ses obstacles, il reste essentiel d’investir les réseaux sociaux pour partager sa réflexion, son regard, pour enrichir et ouvrir le débat, en s’affranchissant des critiques, selon le nouvel adage à la mode « Quoi qu’il en coûte ». Les délaisser au profit de ceux qui s’affrontent, qui réduisent notre champ de réflexion serait trop simpliste et la pensée complexe y a définitivement toute sa place.

par Marie Bertrand, Directrice Conseil chez Antidox