« Cristiano Ronaldo et Coca-Cola : tempête dans un verre d’eau ou remise en cause du rôle des sponsors ? », par Aurélien Bacot

Difficile d’avoir échappé à cette scène haute en couleurs survenue lundi 14 juin lors d’une conférence de presse en amont du match Portugal-Hongrie. Alors qu’il prend place, Cristiano Ronaldo remarque les deux bouteilles Coca-Cola (sponsor de l’euro) disposées bien en évidence sur la table. Il semble hésiter quelques secondes puis s’en empare avec un air résolu, les remplaçant par une simple bouteille d’eau avant de lancer un lapidaire « Agua ! ».

La portée symbolique de cet acte est corrélée à la hauteur des enjeux financiers liés aux sponsors de tels évènements sportifs. Cette séquence vidéo devenue virale soulève ainsi plusieurs interrogations interdépendantes : comment évolue le rapport des sportifs à leur sponsor ? Ces derniers peuvent-ils s’accommoder de voix discordantes ? Doivent-ils faire preuve de plus de discernement dans le placement de leurs produits ? Selon quelles modalités les autorités sportives (ici l’UEFA) sont susceptibles d’arbitrer ce type de comportement ?

Étant donné la célébrité de l’attaquant portugais (500 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux) et la nature comique de l’extrait vidéo, la séquence a naturellement beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, jouant plus que jamais leur rôle de caisse de résonance. 

 Sentiment exprimé à propos de “Cristiano Ronaldo” sur les réseaux sociaux depuis la conférence de presse (Source : Talkwalker) 

Sentiment exprimé à propos de “Coca Cola” sur les réseaux sociaux depuis la conférence de presse (Source : Talkwalker)  

 

Au-delà du capital sympathie initial dont bénéficie le footballeur au cinq ballons d’or, cet épisode a été reçu avec un amusement approbateur sur les réseaux sociaux. On peut distinguer trois raisons à cet accueil favorable : 

  • La cohérence dont fait ainsi preuve Cristiano Ronaldo, connu pour son hygiène de vie très stricte, fondée sur une autodiscipline ne tolérant aucun écart. En janvier 2021, l’attaquant avait ainsi confié être agacé quand son fils consommait des chips et du Coca, un épisode faisant écho à cette récente conférence de presse. 
  • L’impertinence qu’il a déployé face à un sponsor majeur (et donc un enjeu financier pour l’euro) étonne et amuse les internautes. D’après KPMG, Coca-Cola aurait ainsi déboursé 35 milliards de dollars afin de se positionner comme l’un de plus gros sponsor de l’Euro 2020. 
  • La controverse sociétale épineuse dans laquelle les producteurs de soda se trouvent pris autour du sucre, de l’obésité et des ingrédients associés dans les boissons.

Une polémique virale illustrant un rapport de force entre joueurs et sponsors

Outre le fait de cristalliser la personnalité sans compromis et l’intégrité personnelle du joueur, cet épisode a eu des conséquences financières à court terme pour Coca-Cola, dont la valeur boursière a chuté de 4 milliards de dollars, passant de 56,10 USD à 55,22 USD en 24H. Conscient que ce type de comportements ne peuvent se généraliser sans conséquences, le directeur de l’Euro (Martin Kallen) a souligné lors d’un point presse survenu deux jours plus tard que « les contributions de ces sponsors sont importantes pour le tournoi et le football européen ». Soulignons que M. Kallen a pris soin de ne pas citer explicitement les joueurs concernés (Paul Pogba avait également montré son désamour pour Heineken, autre sponsor de la compétition). Cette précaution illustre parfaitement la confrontation des rapports de force mis en lumière par cet épisode : la précieuse manne financière d’un sponsor majeur et la stature quasi légendaire d’un attaquant star. Précisons que les sponsors forment un pilier essentiel de l’écosystème du football international : leur financement conséquent et stable permet aux principaux clubs de maintenir leur niveau à long terme en recrutant des joueurs toujours plus onéreux. 

Il convient néanmoins de ne pas surinterpréter la signification et la portée de ce geste, qui reste principalement tributaire du profil hors normes de Cristiano Ronaldo, qui figure parmi les quelques superstars du football mondial. A ce titre, il peut être également considéré comme un « influenceur » dont l’audience dépasse de loin celle des amateurs de football. Du fait du poids de leur image et de leur valeur financière pour le secteur (régulièrement illustrée par certains transferts), la spécificité de ces quelques superstars du foot est de bénéficier d’une confortable marge de manœuvre comportementale, et d’une propension à afficher des engagements politiques et sociaux. La majorité des joueurs ne peuvent en effet se permettre ce type de prises de positions, voire adoptent un comportement diamétralement opposé, à l’instar du joueur ukrainien Andriy Yarmolenko. En conférence de presse, ce dernier a rapproché les bouteilles de Coca-Cola de lui en expliquant : “j’ai vu Ronaldo écarter les bouteilles de Coca devant lui. Moi je les rapproche les bouteilles de Coca, je rapproche la bouteille d’Heineken. Contactez-moi les gars.

Concernant l’impact sur Coca-Cola, si l’on observe une polarisation du sentiment sur les réseaux sociaux (en la faveur de C. Ronaldo et en la défaveur de Coca-Cola), cet épisode n’aura probablement pas d’impact durable sur les ventes de la marque américaine, comme le souligne Duncan Pointer (Managing Director du groupe de marketing digital Mailman) dans un article de Marketing Interactive.

S’il s’agit donc d’un micro-choc conjoncturel (l’action Coca-Cola a déjà amorcé une timide remontée) plutôt que d’une remise en cause profonde des mécanismes du sponsoring, on peut également s’interroger sur les modalités concrètes du déploiement des sponsorings comprenant un potentiel risque de bad buzz. Il s’agit avant tout d’une péripétie dans une remise en cause plus préoccupante de la valeur et de la raison d’être d’un produit et d’une marque longtemps emblématiques d’un certain mode de vie.

Vers une évolution du mode de fonctionnement des sponsors ?

Il apparaît en effet que l’entreprise américaine ait pris un risque important en choisissant de disposer deux bouteilles en évidence lors d’une conférence de presse pré-match. Le gain en visibilité n’est-il pas rendu caduque par la dissonance cognitive que ce type de mise en scène peut inspirer chez les spectateurs ? En d’autres termes, le groupe Coca-Cola et l’UEFA ont-ils tendu le bâton pour se faire battre ? Le choix de disposer les bouteilles sur la table semble dénote d’un certain manque d’anticipation et de connaissance des spécificités des joueurs les plus exposés médiatiquement et du contexte social actuel : comme précédemment évoqué, l’intransigeance de l’attaquant portugais en termes d’hygiène de vie était publiquement connue. Le parallèle avec l’alcool s’impose de lui-même : si des marques de bière sponsorisent assez régulièrement des événements sportifs (comme Carling Brewery pour la Premier League britannique), la coutume est que les bouteilles n’apparaissent pas en conférence de presse. 

En outre, ce placement produit invasif semblait plutôt dispensable au regard de l’ampleur du contrat passé entre Coca-Cola et l’UEFA : exclusivité sur la distribution de soda dans les stades et les fan zones, présentation de l’« homme du match »…

Enfin, la réflexion peut être étendue aux bénéfices implicites – et contre-intuitifs – de l’acte de C. Ronaldo pour l’Euro et l’UEFA. Si cette dernière pourrait apparaître lésée en première lecture, une analyse plus large du phénomène semble nourrir une argumentation contraire. 

Le football est régulièrement pointé du doigt pour son lien structurellement prégnant avec l’argent (terme ici volontairement utilisé de façon globale) : la rémunération des footballeurs et le montant des transferts sont en effet décriés comme étant extravagants voire obscènes. Si cette critique n’est souvent pas exempte de lieux communs et de comparaisons hasardeuses, il s’agit néanmoins d’une ombre diffuse qui plane sur la perception du football par le grand public. Intrinsèquement rebelle et décorrélé de tout intérêt financier, l’acte de Cristiano Ronaldo apparaît donc comme un vent de fraîcheur : l’espace d’un instant, le joueur se réapproprie son image et proclame son authenticité en faisant fi du système dans lequel il s’inscrit. 

Si on peut arguer que l’EURO 2020 n’est pas confronté à des problématiques de visibilité, cet épisode à de fait joué un rôle de coup de projecteur apportant une formidable publicité à la compétition. 

Occurrence du mot-clé « EURO 2020 » sur Twitter

Au regard des éléments présentés, il serait donc hasardeux de surinterpréter cet épisode comme les prémisses d’une remise en cause du rôle des sponsors au sein de compétitions sportives. Si C. Ronaldo n’a pas été sanctionné, le cours de l’action Coca-Cola (bien qu’encore inférieur à son niveau du 14 juin) est légèrement remonté dès le 18 juin et les ventes ne seront pas impactées à terme : un partout, la balle au centre. 

La séquence illustre néanmoins qu’à l’heure de la circulation virale de l’information, les sponsors devraient faire preuve de davantage de prudence dans leurs choix opérationnels (comment mettre quel produit en lumière à quel moment) afin d’anticiper les risques et de mieux maîtriser leur image.

par Aurélien Bacot, Consultant senior chez Antidox