« #FreeAfghanistan : quand la société civile s’empare des réseaux sociaux », par Sarah Boufatis

La récente percée des Talibans au pouvoir par la force a remis au placard le projet de paix pour laisser place au rétablissement de ce qui ressemble fort à une phallocratie, où se côtoient désormais domination et réduction des droits de la femme. Pour dénoncer les violations des droits humains et le retour exacerbé de la charia, la société civile s’est mobilisée sur la toile avec pour arme de défense le hashtag « FreeAfghanistan » (« Libérez l’Afghanistan »). Décryptage.

De la sphère virtuelle à la réalité, il n’y a qu’un hashtag

En brandissant le hashtag « FreeAfghanistan », journalistes et défenseurs des droits de l’Homme espèrent obtenir le soutien de la communauté internationale et mettre fin aux violations des droits humains qui sévissent dans le pays. Sur Twitter, l’utilisation du hashtag revêt presque toujours la même forme, avec une présentation des résidents afghans comme ci-contre : « Je m’appelle xxx et je viens d’Afghanistan occupée ». Le journaliste francophone Mortaza Behboudi a d’ailleurs été l’un des nombreux lanceurs d’alerte avec son tweet, lancé pour dénoncer le nouveau gouvernement. 

Un cri de contestation strident qui retentit dans la sphère médiatique et fait du bruit aussi bien en Afghanistan qu’à travers le monde, relayé par la diaspora afghane. Depuis la prise de pouvoir du 15 août, le hashtag a été mentionné pas moins de 180,3k fois sur internet, devenu très rapidement l’emblème virtuel d’une contestation pourtant bien réelle (graphique ci-dessous issu de Talkwalker sur la période 15 août – 29 septembre 2021). 

L’arrivée au pouvoir des Talibans a constitué un véritable tremblement de terre social, en conduisant à la destruction de carrières, notamment celles des femmes afghanes désormais privées de leurs droits fondamentaux. Parmi ses anges déchus, Mariam Solaimankhil, ancienne parlementaire afghane, qui vient de perdre son poste. Au-delà de dénoncer la prise de pouvoir par la force, l’ancienne parlementaire pointe du doigt la domination des hommes sur les femmes sous couvert de la religion. Un fléau qui se propage dans tout le pays et ravage d’ores et déjà les perspectives professionnelles des jeunes filles qui ne peuvent plus accéder à l’enseignement supérieur. Là encore, la toile s’agite, dénonçant la mise au tombeau prématurée de la gent féminine dont l’avenir est désormais plus que compromis.

Du #FreeAfghanistan au #DontTouchMyClothes, ou la féminisation d’un mouvement contestataire

En remplaçant le Ministère des Affaires féminines par le Ministère du Vice et de la Vertu, les Talibans continuent d’alimenter la fournaise des contestations féminines. Un tour de force qui n’est pas sans rappeler celui décrit dans le célèbre ouvrage 1984, de George Orwell, prônant un Ministère de l’Amour qui n’a d’heureux que le nom. Si la comparaison est peut-être capillotractée, les conséquences sur la vie sociale n’en sont pas amoindries : les femmes privées de leurs droits ne peuvent désormais plus poursuivre leurs études, surveillées par un « Big Brother » qui ne dit pas son nom. Big Brother est au Ministère de l’Amour, ce que les Talibans sont au Ministère du vice et de la vertu, pourrait-on dire. 

Mais de la fiction à la réalité, il n’y a qu’un pas. La Commission indépendante des Droits de l’Homme désormais dissoute, les Talibans ont maintenant le champ libre à toutes sortes de dérives. Un état de non droits semble ainsi se dessiner, ne laissant plus de place au quatrième pouvoir. En effet, les Talibans auraient contraint une centaine de médias à cesser leur activité. 

La montée en puissance des contestations a également donné naissance au hashtag « DontTouchMyClothes » (« Ne touchez pas à mes vêtements »). Un énième cri émis par les femmes du pays qui répondent ainsi au diktat du hijab des Talibans. Avec le retour de la charia, le hijab, ou voile religieux, a été rendu obligatoire par le nouveau gouvernement. En guise de protestation, les femmes du pays ont partagé sur les réseaux sociaux des photos d’elles portant des vêtements traditionnels colorés. A l’origine du phénomène, l’historienne et Docteur Bahar Jalali qui a posté le 12 septembre une photo d’elle en tenue traditionnelle accompagnée du fameux hashtag. 

Soutenues par le monde entier dans cette démarche, les femmes afghanes revendiquent par ce geste le droit de se vêtir comme bon leur semble. Quoi qu’il en soit, en investissant les réseaux sociaux, devenus seuls étendards possibles des contestations, la société civile espère faire plier le nouveau gouvernement et retrouver leurs droits. 

De la guerre territoriale à la guerre d’influence, ou comment les Talibans surfent sur la vague du soft power

De leur côté, les Talibans ne lésinent pas sur les moyens pour dépoussiérer leur image. Adieu les codes des Talibans caverneux, et bonjour au combattant victorieux et dictatorial. Une stratégie de communication rondement menée à travers laquelle les soldats s’affichent fièrement sur la toile, visage découvert et arme à la main. La guerre de la propagande a sonné. En quelques semaines seulement, les principaux porte-paroles Zabihulluah Mujahid, Dr M Naeem et Suhail Shaheen, ont gagné environ 100 000 abonnés chacun sur Twitter. Plus encore, des centaines de comptes non-officiels et des bots ont fleuri sur le réseau à l’oiseau bleu pour partager la parole du nouveau régime. 

Si la guerre d’influence se joue intramuros, celle-ci s’est également déplacée sur la scène internationale. Face aux difficultés à contrôler les médias de masse, l’appropriation des réseaux sociaux est progressivement devenue la norme pour asseoir une sorte de soft power. Rappelons que les Talibans, sanctionnés en tant qu’organisation terroriste en vertu de la loi américaine, sont à ce jour bannis de Facebook, WhatsApp et YouTube. 

Pour se frayer un chemin dans l’étang du numérique, ils avaient d’ores et déjà assuré leurs arrières. En effet, le lancement en 2005 de leur site Al-Emara peut être vu comme un moyen d’accroître leur visibilité, et, in fine, leur légitimité. Une stratégie que le gouvernement semble poursuivre dans le cadre de la conquête du pays. Les Talibans ont ainsi diffusé des vidéos à chaque prise pour fêter leur victoire et mettre sous le feu des projecteurs un chef. Un simulacre qui laisse à penser que la victoire était inéluctable. Reste à savoir jusqu’où ira l’acceptabilité des Talibans face aux contestations montantes sur les réseaux sociaux. Entre instrumentalisation totale des médias digitaux et censure, où s’arrêtera le curseur ?

Par Sarah Boufatis, Consultante junior chez Antidox