« Élection présidentielle : une campagne numérique à deux vitesses », par Aurélien Bacot

Le rôle du numérique dans les dynamiques politiques fait couler beaucoup d’encre : si l’usage des réseaux sociaux ne suffit pas à remporter une campagne présidentielle, la plupart des observateurs s’accordent à constater qu’ils jouent un rôle croissant dans les dynamiques électorales. Objectiver avec précision l’influence du numérique dans une campagne présidentielle n’est pas chose aisée. Outre la confusion usuelle des observateurs entre message et vecteur, contenant et contenu, on a tôt fait de surinterpréter (en brandissant légitimement l’exemple de la campagne américaine de 2016) la capacité d’influence des réseaux sociaux, ou au contraire d’en minimiser l’impact en arguant (là aussi en partie à raison) qu’une campagne se gagne avant tout sur le terrain.

S’ils peuvent parfois agir comme une loupe déformante, les réseaux sociaux ont le pouvoir d’imposer (au moins ponctuellement) certains sujets aux candidats, en raison de leur rôle de catalyseur de mobilisation, et de la viralité potentielle de leur contenu. Ne pas s’emparer d’une thématique suscitant une effervescence majeure en ligne reviendrait ainsi à refuser de descendre dans l’arène, à ignorer sciemment une partie de la réalité qui contribue à façonner l’opinion publique. A l’heure où chacun s’informe principalement via son smartphone, la posture consistant à balayer d’un revers de main le contenu des réseaux sociaux, perçu comme un marécage grouillant et inopérant sur le « monde réel » semble avoir fait long feu. Dès lors, comment la campagne présidentielle française se décline-t-elle dans la sphère numérique ? Comment expliquer que certains candidats affichent une aisance particulière en la matière, là ou d’autres semblent peiner, voire renoncer à investir la sphère numérique ?

En analysant la présence des cinq principaux candidats à la présidentielle sur Twitter (principale caisse de résonance numérique de la campagne), on observe qu’Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon se démarquent très nettement des autres candidats par leur usage massif de la plateforme, et l’attention qu’ils parviennent à y susciter. Ainsi, le candidat de Reconquête ! et celui de La France Insoumise ont respectivement posté autour de 1900 et 2000 tweets sur le mois écoulé, suscitant chacun 3,8 millions et 763 200 engagements. Si le nombre de tweets postés par les deux candidats est similaire, Éric Zemmour réalise 4,9 fois plus d’engagements que Jean-Luc Mélenchon, soit une moyenne de 2 000 engagements par tweet. Les autres candidats sont loin derrière, tant en termes de tweets postés (380 pour Valérie Pécresse et 367 pour Emmanuel Macron), que d’engagements (respectivement 120 600 et 420 500 pour la candidate Les Républicains et le Président sortant, qui n’a pas encore annoncé officiellement sa candidature).

Volumétrie des tweets postés sur les 30 derniers jours par les 5 principaux candidats à l’élection présidentielle. Éric Zemmour en rouge, Jean-Luc Mélenchon en vert, Emmanuel Macron en jaune, Marine Le Pen en violet et Valérie Pécresse en bleu.

Ce constat d’un « ventre mou » numérique de la campagne se confirme si l’on dépasse le spectre des 5 premiers candidats dans les sondages. Sur les 30 derniers jours, Christiane Taubira a posté 591 tweets totalisant 104 600 engagements, soit 15 968 engagements de moins que Valérie Pécresse malgré 201 tweets de plus.  Yannick Jadot a pour sa part publié 826 tweets ayant généré 141 700 engagements, soit 5,3 moins que Jean-Luc Mélenchon et 26,5 fois moins qu’Éric Zemmour. 

Anne Hidalgo fait quant à elle figure de « cancre numérique » de cette campagne, avec un total de 80 200 engagements malgré 877 tweets postés, soit le nombre d’engagements moyen par tweet le plus faible de l’ensemble des candidats étudiés (91,44 contre 1 145 pour Emmanuel Macron et 2 017 pour Eric Zemmour). 

Marine Le Pen se place comme le jalon intermédiaire entre les pelletons de tête et de queue du volet numérique de la campagne. Ayant posté 941 tweets sur ce dernier mois, elle a généré 482 793 engagements, soit davantage que les engagements cumulés de Yannick Jadot, Christiane Taubira, Valérie Pécresse et Anne Hidalgo (447 068).  

Cette différence factuelle de degré (ici démontrée par des volumétries) s’accompagne d’une différence de nature : là où Valérie Pécresse, Christiane Taubira et Yannick Jadot semblent utiliser le digital comme un canal de communication supplémentaire, la communication de Reconquête ! et de la France Insoumise s’est approprié les codes des réseaux sociaux et se montre plus offensive. Les deux candidats se révèlent ainsi très réactifs à l’actualité, en partageant par exemple des tweets de tierces personnes assortis de commentaires sardoniques, ou en créant des montages photos et vidéos détournant une publication du Président de la République. 

Dans la mesure où Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour forment les bornes gauche et droite de l’échiquier politique représenté dans la campagne, leur performance sur les réseaux sociaux s’explique en partie par les passions (négatives comme positives) qu’ils suscitent et leur caractère clivant. La notion d’engagement (qui englobe les likes mais aussi les retweets et commentaires) ne saurait en effet être envisagée comme une mesure linéaire de l’adhésion suscitée. Dans le cas de l’ancien chroniqueur de CNews par exemple, les engagements générés comprennent bon nombre de commentaires hostiles, un constat également valide dans le cas de Jean-Luc Mélenchon. Ce surcroît de viralité qu’on observe pour les deux candidats se confirme si l’on envisage les engagements qu’ils suscitent sur Twitter à la lumière de leur nombre d’abonnés. Ainsi, Éric Zemmour compte 363 200 abonnés, soit 67 500 de moins que Valérie Pécresse, mais ses tweets ont généré 31 fois plus de d’engagements que la candidate Les Républicains sur les 30 derniers jours. De même, Jean-Luc Mélenchon totalise 2,3 millions d’abonnés, soit 5,3 millions de moins qu’Emmanuel Macron, mais ses tweets ont suscité 342 600 engagements de plus que ceux du Président de la République. 

Comment expliquer un contraste de portée numérique aussi vertigineux entre les candidats ? L’âge moyen des électorats respectifs pourrait former une première piste d’explication. Les retraités – moins présents sur les réseaux sociaux et plus hermétiques aux tendances naissant sur ces derniers – sont ainsi une catégorie clé de l’électorat d’Emmanuel Macron et de Valérie Pécresse, alors qu’ils forment un potentiel électoral plus marginal pour les candidats Mélenchon et Zemmour. Ainsi, 25% des plus 65 ans annoncent leur intention de voter pour Emmanuel Macron, là où seule 4% de cette classe d’âge envisage de voter pour Jean-Luc Mélenchon. En outre, la perte de vitesse du parti Socialiste chez les jeunes a largement bénéficié à Jean-Luc Mélenchon, qui a étudié plusieurs axes de son discours (sur les jeux vidéo par exemple) pour élargir son assise chez les moins de 30 ans. Sur la forme, l’ancien sénateur présente en outre la présence la plus large sur les réseaux sociaux, avec des comptes sur TikTok et Twitch. Cette considération démographique pourrait donc expliquer que certains candidats comme Valérie Pécresse et Emmanuel Macron consacrent moins d’efforts et de ressources à leur communication numérique. 

Le succès numérique de Jean-Luc Mélenchon et d’Éric Zemmour n’est cependant pas que tributaire de facteurs exogènes (démographiques et électoraux), mais résulte également de l’aisance des leurs équipes avec le numérique. Concrètement, l’activité de leurs comptes sur les réseaux sociaux démontre une meilleure connaissance des codes de l’internet contemporain (memes, références virales, usage des clashs, recours à la vidéo informelle) là ou les campagnes de Valérie Pécresse ou d’Anne Hidalgo peinent à se démarquer par des contenus originaux ou « engageants ». Cette analyse rejoint par ailleurs les considérations démographiques précédemment évoquées : les responsables de la communication numérique des candidats La France Insoumise et Reconquête ! (Antoine Léaument et Samuel Lafont) sont tous deux de jeunes trentenaires biberonnés aux réseaux sociaux. Les deux candidats sont donc entourés de lieutenants dont l’engagement politique est parfois indissociable de leur usage assidu des réseaux sociaux, à l’instar de Samuel Lafont, dont le militantisme pré-campagne se déployait principalement dans la sphère numérique. L’activisme numérique des équipes d’Éric Zemmour (notamment la modification de pages Wikipédia) se retrouve d’ailleurs sous les feux de la rampe, un journaliste indépendant s’étant « infiltré » parmi les militants de l’ancien chroniqueur. 

Enfin, une explication plus globale réside dans le constat que les réseaux sociaux favoriseraient les contenus les plus « extrêmes » et polarisants, au détriment des contenus plus modérés. Cette analyse de plus en plus en vogue s’appuie sur les travaux du politologue américain Chris Bail, qui explique que – outre le phénomène de « bulles » – les réseaux sociaux mettent en avant les contenus les plus polémiques car ceux-ci génèrent davantage d’engagements. A nouveau, cette analyse peut être conjuguée aux considérations générationnelles déjà évoquées. Par la rhétorique anti « politiquement correcte » et les dialectiques utilisées (outsiders contre le « système »), le succès rencontré par Éric Zemmour sur les réseaux sociaux n’est pas sans rappeler l’effervescence numérique qui avait accompagné la campagne de Donald Trump en 2016. En ayant recours à des leviers similaires, les équipes de l’ancien chroniqueur semblent donc s’inscrire dans le sillage de la stratégie numérique « bruyante » de Donald Trump.  

En termes de performance, le contraste des campagnes numériques menées par les candidats à l’élection présidentielle est saisissant. Les deux hommes situés aux polarités de l’offre politique représentée pendant cette campagne forment un duo numérique bénéficiant d’un avance considérable sur les autres candidats. Conscient qu’un tel écart ne se comblera pas en deux mois, et que les réseaux sociaux ne sauraient être vus comme des faiseurs de rois, il est probable que les candidats les plus à la peine aient désinvesti la sphère numérique, choisissant d’allouer leurs ressources ailleurs.  

Les dynamiques électorales que représentent Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour ne résultent bien sûr pas de l’aisance de leurs équipes avec les réseaux sociaux, ceux-ci jouant plutôt un rôle aval de mobilisation (cristallisation autour de hashtags), voire un levier d’action pour influencer le débat (sujets placés en « tendances »). Outre l’ambition de séduire les électeurs les plus jeunes, l’enjeu de l’usage du numérique semble donc être de dépasser la vision traditionnelle des réseaux sociaux comme une « caisse de résonnance », et parvenir à imposer une thématique (à court terme) ou à faire infuser un sujet (à long terme). C’est en cela que Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour perçoivent le numérique comme un outil stratégique et non un simple canal de communication. 

Par Aurélien Bacot, Consultant Senior chez Antidox