« Méta entame un délicat virage stratégique » par Julien Malbreil

Le départ de Sheryl Sandberg de la direction des opérations de Meta offre l’occasion de s’interroger sur le modèle économique du réseau social, qui fait depuis plusieurs mois face à de sérieuses turbulences. Certes la démission de la numéro 2 du groupe n’a officiellement rien à voir avec les perspectives économiques assombries de la société de Mark Zuckerberg. Difficile pourtant de ne voir là qu’un simple concours de circonstances.

De colossaux revenus publicitaires

Sous la direction énergique et avisée de Sheryl Sandberg, Facebook, rebaptisé Meta en octobre dernier, a su monnayer son audience par de spectaculaires revenus publicitaires. Sur les 13 dernières années, ils ont enregistré une croissance moyenne annuelle de 60%, accaparant en 2021 un quart de la publicité numérique mondiale et permettant au chiffre d’affaires d’atteindre 118 milliards de dollars la même année pour un bénéficie de 39,3 milliards de dollars ! Des montants colossaux sous-tendus par le nombre prodigieux de membres actifs de son réseau social éponyme (plus de 2,9 milliards par mois en 2021), mais aussi grâce aux services de Messenger, Instagram et WhatsApp. Le cours de bourse, dopé il est vrai par l’engouement général pour les valeurs technologiques, a logiquement explosé, propulsant la capitalisation de la société à 1.000 milliards de dollars durant l’été 2021.

Des problèmes de réputation récurrents 

Devant de tels chiffres, difficile de comprendre le changement d’ambiance et le pessimisme de certains investisseurs sur la valeur. Pourtant les déboires de Facebook ne datent pas d’hier. Le scandale Cambridge Analytica en 2017, les problèmes récurrents liés aux fake news et à la désinformation, les négociations tendues avec les éditeurs de presse australiens, les révélations de la lanceuse d’alerte France Haugen sur les pratiques de l’entreprise, qui feraient primer le profit sur la sécurité, dressent un tableau peu flatteur du réseau social et soulèvent un sérieux problème de réputation. Enfin le projet des législateurs américains de scinder l’entreprise en plusieurs entités en raison de sa situation monopolistique ne peuvent que contribuer à créer un climat plus incertain pour la firme de Menlo Park. 

Un modèle économique menacé

Cependant, ce sont les éléments menaçants pour le modèle économique même de Méta qui paraissent plus décisifs dans cette fragilisation. Il y a d’abord les mesures prises par Apple pour restreindre le pistage publicitaire sur les iPhone. Il sera dès lors plus difficile pour la société de Zuckerberg de proposer une publicité ciblée pour l’internaute mais aussi de mesurer l’impact des campagnes. Résultat : un manque à gagner évalué à 10 milliards de dollars pour 2022. Dans un autre registre, mais avec des effets similaires, l’obligation de respecter le Règlement Général de Protection des Données (RGPD) en Europe empêchera Facebook de stocker les informations personnelles des utilisateurs européens sur des serveurs américains. Une situation née d’une décision de la justice européenne invalidant le Privacy Shield, celle-ci considérant que la législation américaine ne donne pas les mêmes garanties aux citoyens européens que celles offertes par le RGPD. Là aussi c’est le ciblage publicitaire qui se trouve compromis. 

Mais les déboires ne s’arrêtent pas là. Le plateforme souffre en effet du succès de la vidéo et d’une concurrence aiguisée sur ce format. TikTok, plus renommé sur ce terrain, connait une croissance fulgurante, Snapchat se porte très bien quand pour la première fois Facebook annonce perdre au dernier trimestre 2021 un demi-million d’utilisateurs. Une première depuis la création du réseau social en 2004. La nouvelle fonctionnalité « Reels », qui permet de poster de courtes vidéos, ne parvient pas à contrecarrer la concurrence et le format vidéo reste plus difficile à monétiser. Enfin dans ce tableau il ne faut pas oublier la bataille pour attirer les annonceurs, et sur ce terrain là c’est Amazon qui fait planer un réel danger. Corollaire de cette situation, les résultats du 1er trimestre 2022 font apparaitre une croissance ralentie à 7 % et elle pourrait même devenir nulle au 2d trimestre. Quant aux profits, ils s’inscrivent également à la baisse. Ces éléments mis bout à bout font aujourd’hui douter les marchés financiers : l’action a perdu la moitié de sa valeur depuis son plus haut. 

Le pari du Métavers

Faut-il pour autant penser que le début de la fin a sonné pour Méta ? Peut-être pas. La plateforme reste encore outrageusement prospère, ses utilisateurs se comptent par milliards et surtout elle a amorcé un virage stratégique pour s’engager sur de nouveaux marchés. Il s’agit notamment d’investir le Métavers à travers Horizon Worlds, monde virtuel numérique qui se superpose sur notre vie réelle via un avatar. Une sorte de nouvel Internet qui fera le bonheur des entreprises ayant su se saisir de ce marché suffisamment tôt. C’est en tout cas le pari de Mark Zuckerberg. Les investissements en recherche et développement se révèlent à la hauteur de l’ambition du projet : la division Reality Labs de Meta qui les abrite a investi 10 milliards de dollars en 2021 et déjà près de 3 milliards au 1er trimestre 2022. En retour, cet univers permettra de vendre des produits ; c’est d’ailleurs déjà le cas avec le casque Meta Quest qui a généré 2,3 milliards de dollars de revenus en 2021. Surtout Méta entend y vendre des objets virtuels par le biais de sa place de marché Meta Quest Store, non sans prélever une commission de 30% au passage, voire 47,5% si on y ajoute les frais d’Horizon Worlds. Des commissions très élevées susceptibles de générer de gigantesques revenus si le succès s’avère au rendez-vous. Reste à s’assurer de la présence des créateurs et de l’attractivité de ce nouveau monde pour les consommateurs de demain – dont les dépenses n’auront rien de virtuelles.

Difficile aujourd’hui de prédire l’avenir du Métavers, un monde encore largement en construction. Seule certitude : Sheryl Sandberg n’y a fait aucune allusion lors de son message d’adieu. 

Par Julien Malbreil, Partner chez Antidox