Les formules de Jacques Pilhan sont-elles encore magiques à l’heure d’internet?

Il faut remercier François Bazin pour sa biographie de Jacques Pilhan, Le sorcier de l’Elysée (Plon 2009). Ce dernier a joué l’influence que l’on sait dans la communication politique des trente dernières années, pour avoir accompagné à la fois François Mitterrand et Jacques Chirac. Il a marqué le modèle de la boutique de conseil en communication, dirigée par un personnage charismatique, mi gourou mi éminence grise. Il eut été dommage de ne pas fixer un peu les mémoires.

Mais, hormis l’intérêt historique, de quelle utilité pourrait être aujourd’hui le parcours d’un conseiller en communication qui évoluait dans une époque de télévision alors que nous sommes en train de vivre l’essor de nouvelles formes de médias issus des technologies internet et mobiles ? Certes la télévision reste le principal média de masse, avec 3h25 d’écoute quotidienne en France selon Médiamétrie fin 2009. Mais les nouvelles formes médiatiques dominent dans certaines catégories de personnes. En 2007, une étude de l’EIAA (European Interactive Advertising Association) signalait que les jeunes disaient passer plus de temps sur internet que devant la télévision : 82 % d’entre eux se retrouvent de 5 à 7 jours par semaine sur la toile, tandis que 77 % seulement affirment regarder la télévision avec la même régularité.

D’où la question : les formules du sorcier de l’Elysée Jacques Pilhan sont-elles encore magiques à l’heure d’internet ? N’est-ce pas justement à l’heure ou les méthodes de communication qu’il a imaginées sont périmées qu’une biographie vient retracer son héritage ? La chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit… En guise d’héritage, le vieil alchimiste rusé ne s’était pas fourvoyer à théoriser cet art trop incertain, mais il nous a laissé quelques recettes fondamentales en 15 points. Les voici donc…

  1. Point 1 : « La gestion de l’image publique et le discours public ont, depuis le « tv-centrisme », changé de rhétorique ». « Le réel est dans le poste : il se compose d’une dizaine d’images-stars » qui restent en mémoire « deux mois maximum et sont communes à tous ».
  2. Point 2 : « La différenciation des publics, qui ont tous ce patrimoine minimum commun, se fait à travers des médias complémentaires, essentiellement magazines. »
  3. Point 3 : Le discours public se tient en temps réel
  4. Point 4 : « L’actualité est faite, comme un toit en tuile, de la superposition de sujets / temps », avec trois phases : amorce, paroxysme, décrue.
  5. Point 5 : « intervenir dans l’un ou l’autre n’a pas le même sens. » Pour chaque sujet « on peut isoler la séquence ». « Parler sur l’opinion cristallisée » n’a pas le même effet que « parler au moment de la cristallisation ». Etre « dans la conclusion / mémorisation » donne en termes de « statut » un bénéfice incomparable.
  6. Point 6 : « L’impact est maximum » quand l’opinion ressent un message mais « ne décode pas »
  7. Point 7 : « rareté » : une « présence » mal dosée n’est pas signe de « puissance » et contrevient aux lois du « désir »
  8. Point 8 : « Surprise » : les « RDV fixes » sont des formes « attendues » qui brident
  9. Point 9 : « risque » : la preuve de sincérité est proportionnelle au risque encouru
  10. Point 10 : « justesse » : « parler au moment juste est supérieur à parler juste ». Choix de la « fenêtre de tir »
  11. Point 11 : « concentration » : sinon le « bruit » domine et « dilue le signal »
  12. Point 12 : Le message « indirect » (« on parle de moi ») est plus puissant que le message « direct » (« je parle »)
  13. Point 13 : A la télé, « le spectacle relationnel » (« le jeu de rôles ») est plus fort que le « contenu »
  14. Point 14 : Une « image publique » comme « à Hollywood » doit être « l’incarnation d’un mythe universel » dont il convient de « raconter l’histoire appropriée »
  15. Point 15 : « la maîtrise désespérée du signifié fait hurler le signifiant ». « Ce que tu es parle si fort que je n’entends pas ce que tu dis »

Que peut-on dire aujourd’hui de ces formules ? Les recettes sont-elles toujours valables ? Aux 15 points, on répondra immodestement par treize commentaires. Treize, cela porte bonheur…

  1. La domination des images. La dizaine d’images stars est toujours là, dans l’esprit et les représentations des individus, ainsi que la succession des sujets / temps. Ceci dit, le nombre d’images est probablement limité à deux ou trois, incroyables bulles médiatiques que l’on voit éclater chaque semaine, dans une exubérance irrationnelle, mobilisant les « esprits animaux » des journalistes, l’une dominant complètement le champ médiatique pendant un laps de temps incertain.
  2. La succession de « bulles médiatiques ». Le tuilage de l’actualité si bien décrit par Pilhan n’est globalement pas modifié. Par magie, une belle bulle peut gonfler pendant un long laps de temps, car le système médiatique agit en trois temps : après une période ou le nombre d’informations publiées s’accroit vient le moment ou certains journalistes viennent contester le sujet, puis celui ou le système médiatique analyse de façon critique les raisons de la survenue de la bulle. Que de papiers sur les dangers mortels de la grippe H1N1, puis sur son aspect bénin, et enfin sur les soi-disant complots industriels et magouilles politiciennes ayant conduit à gonfler cette bulle ! Que d’articles annonçant la mort de notre pauvre terre, puis les excès écologistes et les raisons pour lesquelles tant d’articles ont été publiés sur le thème écologique (le fameux complot du GIEC suite à la parution des e-mails des chercheurs de l’University of East Anglia…). A l’Ouest, rien de nouveau : l’économie des médias prospère sur la création d’idoles qu’elle s’empresse de brûler, pour enfin se demander
  3. L’apparition de nouvelles formes de communication. Le monde de Jacques Pilhan est relativement simple en termes de modes de diffusion et de circulation de l’information. Le dirigeant politique a le choix entre quatre médias : télévision (puissance, image, spectacle), radio (voix, niche), presse magazine (segmentation de la cible), presse quotidienne (ciblage plus élitiste). L’enjeu était de choisir le moment et le type de média en fonction d’une stratégie spécifique. Avec Internet et le mobile, de nouveaux outils apparaissent : site internet officiel (stock de contenu maîtrisé et récurrent), chat et twitter (interaction, présence récurrente), réseaux sociaux (rassemblement d’une communauté), vidéos (viralité potentielle), blogs et forums (démultiplication de sa parole). Ces nouvelles formes sont pour la plupart moins institutionnelles que les médias classiques : elles n’ont pas la légitimité qu’ont encore la presse ou la télévision sur la validité des faits ou informations. Mais par le fait même qu’elles sont moins institutionnelles, leur crédibilité peut être supérieure dans certains cas. Tout l’enjeu d’une bonne communication est aujourd’hui de savoir utiliser et coordonner les différents types de légitimité/crédibilité que portent chaque média.
  4. L’importance accrue de certaines règles pilhanesques. Un certain nombre de règles de fonctionnement sont renforcées par internet et le mobile. Internet fonctionne essentiellement comme une caisse de résonance des médias classiques : l’information est copié-collée facilement, donc diffusée. A l’heure d’Internet, certains traits dégagés par Pilhan, qui concernent le broadcast et la télévision, sont d’autant plus d’actualité  : concentration du discours pour émerger dans le bruit, importance du signifiant, nécessité de créer des histoires qui se réfèrent à des mythes universels,…
  5. L’apparition d’images et de discours concurrents aux 15 images stars dans des communautés. Le développement d’internet a créé une sphère d’échange d’informations et d’opinion qui fonctionne avec une logique différente de la logique télévisuelle. En bref, il existe des actualités parallèles. Certains débats importants se déroulent à l’intérieur de communautés ou de petits groupes et sont déconnectés des grandes images télévisuelles. Ces débats peuvent remplacer dans l’esprit des membres du groupe les grandes images ou rivaliser avec elles pour la domination des esprits. Les fanatiques de jeux vidéos, d’automobile, de sport, de sexe ou de tricot évoluent dans des « univers parallèles » avec leur logique propre. La communication doit adresser ces communautés en déployant un discours spécifique à leur égard.
  6. Une production médiatique indépendante de l’actualité des grandes images stars. La sphère des grandes images, soit la sphère de l’opinion publique, est largement déconnectée de nombreuses sphères individuelles. Ceci n’est pas nouveau : les gens qui font l’actualité oublient trop souvent que la plupart des individus ne se sentent pas concernés par elle et qu’elle les touche peu. Mais la nouveauté est qu’une partie de ces individus peu intéressés par l’actualité peuvent malgré tout médiatiser leur opinion, notamment grâce aux blogs personnels et aux forums.  Des micro-sphères d’opinion se développent, qui traitent rarement des grands sujets d’opinion mais plutôt du quotidien de chacun. Ils fonctionnent sur la logique propre de leur auteur et de sa vie, qui est largement indépendante de l’actualité. Les thèmes traités peuvent être corrélés avec les saisons, le temps qu’il fait ou les périodes de l’année davantage qu’avec les grandes images télévisuelles. Selon le « lab » de Google, la moitié des principales recherches sur Google peuvent être prédites un an auparavant (santé, famille, amour, temps qu’il fait). En résumé, internet matérialise et donne de la force médiatique à une sorte d’opinion semi-publique, faite d’événements locaux ou privés partagés à l’intérieur de communautés. Cette construction d’un espace de « l’opinion semi-publique » est porteur de nombreux leviers pour la communication.
  7. Le retour de l’écrit. Si la télévision avait installé la domination totale des images, internet a réintroduit l’écrit (blogs, forums, commentaires). L’image et la vidéo sont très présents, et cette présence s’accroit, mais internet fonctionne essentiellement à partir de texte et d’hypertextes. A ce titre, la presse a probablement gagné en influence grâce à sa diffusion sur internet et son positionnement bi-média. C’est aussi la maîtrise des combinaisons de mots clés grâce à des méthodes de référencement qui permet de se distinguer et d’apparaître à la conscience du public. McLuhan nous suggère que cela doit avoir des conséquences qui dépassent largement le cadre des médias : quelle est cette nouvelle conscience, quelle est cette nouvelle opinion publique qui se forge à la fois avec des images et une multiplicité de textes de statut et autorité différents ?
  8. Le discours public ne se tient plus uniquement en temps réel, mais avec des effets de stockage. Internet introduit le stockage de l’information. Le numérique permet de rééditer de vieux contenus audiovisuel et de les exhumer facilement. Un discours peut être comparé avec un autre aisément, grâce aux outils automatiques d’analyse du langage : on se souvient de la critique récente contre le Président de la République, critiqué pour avoir réutilisé le même discours à quelques mois d’écart. Contrairement à la télévision, Internet n’est pas un média de l’oubli, mais un média du stockage, de la base de données. Cette spécificité va probablement s’accroître dans les années à venir, avec le raffinement des méthodes de tri de l’information et de data mining. L’histoire d’un dirigeant politique devient plus difficile à effacer ou à réécrire. Il devient complexe aujourd’hui d’effacer les photos de ceux qui ont déplu au camarade Staline, après avoir dirigé un temps le parti. L’effet « stock » ne doit pas être sous-estimé, car il fonde la rumeur en facilitant le copié-collé : de nombreux étudiants, journalistes ou chercheurs utilisent le copier-coller pour créer leur texte et il devient possible d’infuser des éléments de langage ou d’argumentation dans les systèmes d’information légitimes à partir d’un système d’information moins légitime. Inversement, des « petites phrases », des citations ou chiffres clés peuvent circuler sur internet par le même phénomène.
  9. Un risque permanent pour la réputation ou l’image. A tout moment, une image peut être captée par hasard ou par piège et diffusée. Une rumeur peut être lancée et répercutée, grâce à la fabuleuse puissance d’internet à amplifier la circulation d’une information. Une remarque d’un dirigeant politique analysée et vérifiée. Ceci implique de mettre en place une surveillance permanente de son image mais aussi d’être capable de réagir vite, car l’information est rapidement sédimentée et remplacée par une autre. Ne pas avoir répondu à temps, c’est déjà presque ne plus pouvoir répondre.
  10. La communication se fait guérilla. Dans un système médiatique fondé par des grands canaux broadcast, la maîtrise de ces canaux suffit. Disposer de relais dans les principaux médias et chez les producteurs de contenus stratégiques (en politique les sondages d’opinion et les remarques d’experts, par exemple) suffit. Mais dans un système décentralisé, marqué par la multiplication de petits leaders d’opinion, par le commentaire permanent, par le copié-collé, par l’abondance et la concurrence des canaux de diffusion, etc. nécessite une stratégie indirecte. De Clausewitz à Liddell Hart ou Sun Tse… Le travail des nouveaux médias nécessite présence diffuse, travail du climat global, multiplication des alliés, image symbolique forte et production régulière de contenus marquants.
  11. La nécessité d’une communication fondée sur la récurrence. Dans une ère broadcast, l’enjeu est de maîtriser les fenêtres de tir de la communication, de surprendre pour être entendu, de communiquer en amont pour cadrer le débat ou en aval pour occuper le terrain de la mémoire. Mais dans une ère ou il existe presque une infinité de flux et de lieux de communication, il faut devenir un fournisseur d’informations et de contenus intéressants et originaux pour exister. Il faut fidéliser (l’un des grands mots de l’époque contemporaine) l’interlocuteur, donc l’attirer régulièrement à soi. La surprise n’a pas disparue, mais la répétition vient de ressusciter.
  12. Un enjeu de débat et d’interaction. On sait que l’un des apports d’internet par rapport à la plupart des médias classiques est le dialogue, l’échange, la rétroaction, l’interaction. Le présentateur de télévision ne peut pas répondre immédiatement à la question que je formule, pas plus que le journaliste du magazine papier. Mais sur internet, le rédacteur peut répondre et je peux échanger avec les autres lecteurs ou auditeurs. On appelle cela le web 2.0.
  13. Le jugement par les pairs est devenu essentiel : “on parle de moi” vaut mieux que “je parle de moi”. La nécessité de multiplier les alliés dans toutes les sphères et de créer un climat positif, qui permet d’auto-entretenir une image favorable, sur des tendances sociétales lourdes. Internet est bien l’outil clé pour que les autres parlent de soi. Cet espace est en grande partie le lieu de la communication indirecte. Des Etats tiennent compte de cette spécificité pour mener des opérations de propagande d’ampleur, parmi lesquelles les plus connues sont russes ou chinoises (les fameux nao can ou “lavés du cerveau”, ces milliers d’individus payés pour mettre en ligne des commentaires «positifs» et orienter les débats sur les forums.

A l’issue de ces 13 commentaires, que dire ? Tout d’abord, une partie des règles édictées par Jacques Pilhan sont évidemment encore vraies, car nous sommes toujours dans l’ère de la télévision. Mais, en parallèle, un nouveau moyen de communication s’est développé, qui permet à des tendances nouvelles de se révéler : participation élargie de l’opinion, renforcement du poids de l’écrit, relativisation des institutions…

Une stratégie de communication contemporaine doit pouvoir mettre en cohérence les prises de position sur les deux médias dominants. En communication politique, la campagne électorale de 2007 a probablement marqué la ligne de partage. Une partie de son intérêt nait dans l’apport par les trois candidats principaux d’éléments de différenciation par rapport au style des deux précédents Présidents : enjeux participatifs, prise en compte de la méfiance à l’égard des institutions… A cet égard, on peut avancer que la rupture sarkozienne était peut-être autant une rupture avec certains aspects du style de communication pilhanesque qu’avec la politique chiraquienne : présence accrue dans les médias au lieu de rareté, conduite de plusieurs sujets de communication en même temps évitant la création d’abcès de fixation, …

En 2010, les méthodes de coordination des différents médias dans le cadre d’une stratégie de communication ne sont pas encore toutes découvertes, éprouvées, testées. De nouveaux supports médiatiques sont en train d’apparaître, ainsi que des formes médiatiques hybrides. On peut dire que l’ère du duopole médiatique télévision-internet attend encore son Pilhan !