« Les réseaux sociaux s’enflamment pour Peng Shuai : la confrontation du modèle de contrôle chinois à la dynamique des réseaux mondiaux » par Guillaume Alévêque

Le gouvernement chinois sait défendre ses intérêts de manière rigoureuse, avec des techniques de contrôle particulièrement serré de l’information. L’affaire suscitée par la disparition de la championne de tennis Peng Shuai s’avère ainsi emblématique à plus d’un titre : elle révèle les méthodes musclées de la Chine tout en en démontrant les limites, dans la caisse de résonnance impressionnante que constituent aujourd’hui les réseaux sociaux.

Une disparition inquiétante 

Le 2 novembre, Peng Shuai publie sur Weibo, le principal réseau social chinois, des accusations de viol envers Zhang Gaoli, ancien vice-Premier Ministre entre 2013 et 2018. Elle accuse l’ancien dirigeant, aujourd’hui âgé de 75 ans, de l’avoir violée en 2018 avant de débuter une relation extra-conjugale avec elle. La réplique est presque instantanée : la publication est supprimée en moins d’une demi-heure, comme tous les commentaires liés au message.  Malgré cela, le message de Peng Shuai a eu le temps d’être repris massivement sur les réseaux sociaux et par les médias étrangers. Mais Peng Shuai disparaît immédiatement et ne publie plus sur aucun de ses comptes. Ce silence inquiétant, après des accusations d’une telle gravité portées par la sportive, provoque une déferlante sur les principaux réseaux sociaux à l’échelle mondiale. Le hashtag #WhereIsPengShuai (« Où est Peng Shuai ? ») apparaît dès le 11 novembre et se propage très rapidement, porté par des sportifs et célébrités d’horizons et de nationalités diverses.

« Nous ne devons pas rester silencieux » écrit ainsi sur Twitter Serena Williams, la star de tennis américaine, en faisant écho à la déclaration du numéro un mondial Novak Djokovic en conférence de presse. Malgré la stupéfaction du grand public, ce type de disparition n’est en effet pas rare en Chine : plusieurs figures en ont été victimes, comme l’actrice Fan Bingbing, disparue des écrans radars pendant quelques mois à partir du printemps 2018, ou dans un autre registre le fondateur du groupe Alibaba, Jack Ma. Ces techniques de sortie des écrans radars avant la réapparition quelques mois plus tard d’un individu soudainement contrit et plein de remords face aux accusations portées, fautes commises ou simples mesures prises contre les intérêts du gouvernement de Pékin, sont également habituelles pour des figures politiques du pays.

Cependant, avec Peng Shuai, l’emballement des réseaux sociaux est unique et fait sortir cette affaire du cadre chinois : ils exposent en effet à la vue du monde entier les méthodes du régime et rendent la maîtrise de cette stratégie habituellement si efficace à l’échelle nationale beaucoup plus incertaine. Il suffit pour cela de lire les courbes d’engagements du sujet dans le monde pour prendre la mesure du phénomène.

Mentions de Peng Shuai dans le monde entre le 15 et le 24 novembre :

Mentions de Peng Shuai en France entre le 15 novembre et le 24 novembre :

Plus significatif encore sur la portée de cette affaire dans l’opinion publique internationale, les mentions de Peng Shuai ont été nettement plus importantes sur les derniers jours que celles du Président Xi Jinping, dont les ambitions géopolitiques croissantes sont pourtant au cœur des débats.

Comparaison des mentions de Xi Jinping (violet) et de Peng Shuai (rose) entre le 15 novembre et le 24 novembre :

Une réapparition qui interroge

Face à la pression, appuyée dans un second temps par plusieurs déclarations de dirigeants occidentaux, le régime chinois a semblé accepter la réapparition progressive de la championne : le 17 novembre, la télévision publique chinoise publie un email attribué à Peng Shuai et destiné à la WTA (fédération internationale du tennis féminin). Le vendredi 19 novembre, quatre photographies de Peng Shuai sont publiées dans la rubrique « moments » (l’équivalent des stories) de WeChat, puis relayées sur Twitter par le journaliste chinois Shen Shiwei. Dans la nuit du 20 au 21 novembre, Hu Xijin, rédacteur en chef du Global Times, publie une vidéo montrant la joueuse à une rencontre de tennis. Mais le scepticisme et l’inquiétude restent grands, ce retour faisant davantage penser à une mise en scène qu’à un choix libre de la sportive.

Thomas Bach, président du Comité international olympique (CIO) a toutefois indiqué qu’il avait pu s’entretenir avec la joueuse le dimanche 21 au soir. Si Peng Shuai est donc probablement à Pékin, sa liberté de parole et de mouvement restent mises en doute. D’autant plus que l’affaire a naturellement été totalement censurée en Chine. L’Union Européenne a donc réclamé le 24 novembre au gouvernement chinois de « fournir des preuves indépendantes de vérifiables de son bien-être et du lieu où elle se trouve ».

L’efficacité de la stratégie de contrôle de Pékin mise en doute ? 

Cette affaire illustre d’abord que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne : certaines disparitions n’ont pas reçu le même écho, et les réseaux sociaux ne s’enflamment généralement que grâce à la conjonction de différents facteurs. En l’occurrence une sportive de premier plan, soutenue par des personnalités médiatisées, avec une thématique liée à la condition des femmes face aux violences et agressions sexuelles, et une accusation portant contre une figure politique majeure.

En mars 2020 déjà, des analystes d’Antidox analysaient à chaud les opérations d’influence croisées entre la Chine et les Etats-Unis, pour parvenir à imposer un narratif relatif à la responsabilité sur le virus, et les lecteurs de la note de veille Antidox-ESL&Network avaient pu en entendre parler. Depuis ces premières approches, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’IRSEM et Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » à l’IRSEM, ont fait paraître le rapport de synthèse titré « Les opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien. » 

Il apparaît également que si les autorités chinoises excellent pour contrôler internet à l’intérieur du pays et de leur société, leur mode de communication à l’international reste bien moins sophistiqué et tend même sur certains aspects à aggraver les inquiétudes et la visibilité de ces affaires. Si Pékin entend sans doute s’assurer avant tout du contrôle de l’information à l’intérieur, les dégâts diplomatiques et en termes de réputation pour le pays auprès des opinions publiques hors de Chine ne doivent pas être sous-estimés.

Les trois questions posées par le cas Peng Shuai

Une première question soulevée par cette affaire est celle de la perméabilité de la société chinoise aux grandes transformations sociales globales (comme le mouvement #MeToo), pour une part issues des campus américains (via des courants de pensée postmodernes très souvent élaborés originellement dans les milieux intellectuels français) et, plus généralement de l’impact des réseaux sociaux sur la diffusion des valeurs des sociétés démocratiques. Il est acquis qu’internet n’est pas un facteur suffisant de diffusion de la démocratie, comme cela a été cru un temps : la conversation permanente génère un bruit global qui rend toute information peu audible, les plateformes sont des vecteurs de loisirs davantage que d’information et elles se transforment aisément en outils de contrôle, de propagande et d’espionnage des populations d’une puissance sans précédent. Il faut toutefois se garder de penser que de telles opérations de censures générées par une information dérangeante pour un pouvoir en place n’ont pas de conséquences sur une part de la population. La censure est probablement une action de dernier recours dans les stratégies d’influence des États, y compris en interne.

La deuxième question a regard à l’augmentation évidente de la fréquence et de la régularité des buzz négatifs et prises de positions hostiles à l’égard du régime chinois sur les réseaux sociaux et les plateformes culturelles américaines, que le régime n’a pas manqué d’analyser comme des actions de communication d’influence offensive. La façon dont les dirigeants d’entreprise se positionneront dans ce contexte devra être réfléchie, avec une doctrine définie. Le directeur général de JP Morgan Chase & Co, Jamie Dimon a ainsi très récemment dû présenter des excuses suite à une déclaration un peu rapide lors d’une conférence : « J’ai fait une blague l’autre jour en disant que le Parti Communiste fêtait son 100e anniversaire – tout comme JPMorgan. Je parierais que nous durerons plus longtemps. Je ne peux pas dire cela en Chine. Ils sont probablement en train d’écouter de toute façon ».

Des contre-attaques ou des actions offensives, communicationnelles et cybernétiques, sur des actifs américains et, par extension, perçus comme occidentaux sont donc à attendre. Les auteurs du rapport de l’IRSEM précédemment évoqué sur le « moment machiavélien » indiquent ainsi : « Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Ce qui correspond donc à une ‘russianisation’ des opérations d’influence chinoise ».

Si ce sont bien les réseaux sociaux qui ont poussé les autorités chinoises à réagir maladroitement, dans la volonté de colmater la brèche au plus vite, il apparaît clairement que le régime de Pékin n’entend pas répondre totalement aux pressions de l’extérieur. Il ne peut toutefois plus totalement maîtriser l’information sortant du pays, comme il a si souvent pu le faire par le passé. Cette « transparence » permise par l’existence de réseaux sociaux libres hors du pays, sur lesquels des informations publiées sur les réseaux chinois peuvent être ensuite relayées, constitue donc une faiblesse dans la politique de communication de Pékin. Une faiblesse qui inspirera à n’en pas douter de nouvelles réflexions et de nouvelles stratégies de raidissement de la part des dirigeants chinois.

 

Par Guillaume Alévêque, Directeur Conseil chez Antidox