De la perte de confiance à la prise de conscience
Qu’elle soit économique, sociale, politique, identitaire, intellectuelle… chacune de ces crises compose et décompose l’Histoire d’un pays, à des temps distincts ou des temps concordants. L’année 2020 ne fait pas exempte de ce cas de figure, à une différence près, peut-être : chaque crise qui a rythmé les années précédentes a été exacerbée, toute en même temps, par celle que nous n’attendions pas vraiment ou, du moins, qu’on ne voulait pas voir tout de suite : la crise sanitaire. C’est sur les réseaux sociaux qu’on mesure et évalue le mieux l’impact et le poids de cette crise dans nos conversations digitales et donc nos quotidiens (graphique ci-dessous).
En dressant le bilan des mots-clés les plus utilisés par les utilisateurs au cours de l’année 2020, en France, Twitter comme Facebook constatent, sans surprise, que c’est le champ lexical de la Covid-19 qui arrive en première position. Si on s’intéresse d’un peu plus près au volume des mentions qui font état de la Covid-19 en France, on constate que la visibilité du sujet a un premier sursaut en début d’année 2020; cela est dû notamment à la publication des premiers articles de presse sur les premiers cas confirmés en France. Le pic de visibilité, de 4,6 millions de mentions, est atteint le 16 mars, jour de l’annonce du premier confinement.
Pourtant, il est intéressant de constater la chute relativement brutale du nombre de mentions liées à la Covid-19 passé cette date. Son volume devenu relativement stable, le sujet de la Covid-19 devient un sujet de second plan, un sujet de contexte. Les conversations digitales se sont portées sur d’autres débats… sur d’autres crises.
De la perte de confiance : l’émergence d’une crise intellectuelle et identitaire
La perte de confiance est un trait structurel et cyclique de la société française. Elle existe depuis plusieurs décennies et s’accentue irrévocablement à chaque moment crisogène. Le point de rupture de l’année est survenu en février 2020, mois pendant lequel les média se sont intéressés au “moment Tchernobyl” et se sont fait le relai des différentes erreurs de communication du gouvernement durant cette crise.
A cet instant, une remise en question de nos fondamentaux a bouleversé nos croyances et nos repères :
• Les institutions ont semblé dépassées par les circonstances : Emmanuel Macron a eu beau parler de guerre sanitaire puis de guerre sécuritaire, la multiplication des menaces n’a fait qu’accentuer ce manque de repères
• L’aura d’intouchable de la science s’est vue fragilisée avec la prise de parole et l’hyper-médiatisation de Dr. Didier Raoult
De ces remises en question, est né irrémédiablement un déséquilibre au sens strict et figuré du terme. Ce déséquilibre a laissé une sensation de vertige et d’anxiété, une sensation d’inconfort qui a amené la majorité à se replier sur elle-même, à se rapprocher de communautés qui partagent son schéma de pensée et son orientation intellectuelle. Est survenue alors la crise intellectuelle. C’est la naissance ou du moins l’amplification de la propagation des théories du complot. Le terrain de crise sanitaire est fertile à ce genre de théories, en particulier lorsqu’il s’agit de notre santé. Ce sujet touche chacun d’entre nous : il est difficile de devenir raisonnable et raisonné lorsqu’il s’agit de notre santé.
Or, la nature a horreur du vide. Toute perte de confiance appelle une recherche de sens et de vérités. Si les institutions font défaut, la majorité se réfugiera irrémédiablement dans des théories alternatives qu’elle cherchera dans des canaux de communication alternatifs véhiculant des informations qui viennent contredire l’officiel ou qu’elle créera à partir de sources, de ouï-dires et d’avis biaisés. Dit autrement, ces théories viennent répondre à un besoin de création de sens fragilisé par la multiplication de discours contradictoires. Selon le chercheur Antoine Bristielle, “en France, la théorie conspirationniste la plus partagée est celle prétendant qu’il y aurait un complot entre l’État et l’industrie pharmaceutique pour cacher la nocivité des vaccins. On a environ 40 % de croyance.”
Cette vision conspirationniste de la santé est celle qui résonne le plus dans notre actualité du moment : depuis le 9 novembre 2020, le nombre de mentions sur le vaccin a augmenté de façon brutale. Sur environ 250 000 mentions ce jour-là, près de la moitié ont une tonalité négative (selon l’outil TalkWalker). La diffusion du documentaire Hold Up, presque concomitante à l’annonce de vaccin de Pfizer, a joué un rôle essentiel dans cette défiance généralisée. Si plus rien n’est vrai, si nos piliers alors si solides de croyances et de valeurs se sont effondrés sous le poids des incertitudes du plus grand nombre, que nous reste-t-il ? La critique des minorités ! Ce moment Tchernobyl, qui s’est insinué insidieusement à travers nos premières défenses, a laissé se propager un virus, si commode et commun en ces temps de fragilisation : celui de la critique identitaire. Les exemples sont multiples et ponctuent notre Histoire : les Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, les Noirs durant la Ségrégation… L’année 2020 n’aura pas été épargnée face à cette crise identitaire : les violences policières aux Etats-Unis, les attentats terroristes et les actes racistes ont ajouté de l’huile sur le feu à ce déséquilibre laissant se propager ce venin sur le sphère digitale pour laisser vivre ce qu’on appelle la haine en ligne. Se pose alors la question de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux : peut-on lui donner des limites ?
De la prise de conscience : la crise socio-économique, écologique et géo-économique
Si cette crise sanitaire a été l’étincelle qui a fait exploser nos modèles sur lesquels reposent nos schémas de pensée, elle a provoqué, à l’inverse, un sursaut de l’opinion publique en renforçant son engagement sur des sujets-clés. Pensons notamment à l’écologie, qui a été l’un des principaux sujets a gagné autant en visibilité dans la sphère digitale : près de 4,7 millions de mentions tout au long de l’année 2020 en France. Les sujets de contestation et de sensibilisation ne manquaient pas avant cette crise sanitaire. Mais la propagation au niveau mondial de l’épidémie a révélé “l’urgence climatique” les conséquences réelles de la fonte des glaces, des incendies en Amazonie, aux Etats-Unis et en Australie, la destruction de la biodiversité sur l’apparition d’autres pandémies, comme le révèle un récent rapport de l’ONU.
Pensons également aux enjeux socio-économiques et plus particulièrement aux métiers dits essentiels. Une vraie prise de conscience s’est effectuée sur ce que la sociologue Aurélie Jeantet nomme la “dramaturgie du travail” : «Le prestige que l’on attribue aux différents métiers relève d’une construction sociale. Cela résulte de l’équilibre entre des rapports de force et des intérêts très conjoncturels, selon les époques et les lieux.» En temps de crises, les métiers liés à la santé ont, bien sûr, prouvé qu’ils étaient indispensables. Mais il y a aussi les métiers du secteur agroalimentaire, les métiers de l’enseignement… L’actualité a démontré à quel point ils ont été surexposés et en tension durant cette crise et qui sont jugés les moins valorisés. Enfin, pensons au contexte géopolitique et géoéconomique dans lequel s’inscrit la France. Rappelons-nous de l’enjeu d’approvisionnement de masques au début de la crise. Quel paradoxe d’aller demander de l’aide à la Chine ! Quelle incongruité cette guerre franco-américaine pour s’approvisionner en premier en masques auprès de la Chine ! Les questions de souveraineté nationale, en particulier en matière de santé, sont plus que jamais nécessaires à se poser. La France doit regagner une autonomie qui sera forcément salutaire en cas de crise.
“Être autonome !” Voilà peut-être le maître-mot qu’il faudrait retenir en termes d’enseignements de l’année 2020. Être autonome pour se recentrer sur l’essentiel, sur ce qui compte, sur ce qui est important pour soi, pour sa famille, ses proches et le pays ! Parce que “la crise est le propre d’un temps qui se donne à penser comme critique de lui-même. La modernité est ce temps qui se construit en se déconstruisant.” Dit autrement, chaque crise enclenche les prémices d’un changement, d’une évolution. Après les questionnements, les remises en question et les déséquilibres de 2020, vient l’heure du rebond, des enseignements et des actions concrètes, l’heure de l’équilibre. Un joli programme que nous laisse espérer l’année 2021 !