« Pegasus : enjeu de souveraineté, enjeu de légitimité », par Alexandre Kahn et Victor Ploué

Les révélations de Forbidden Story et d’Amnesty International ont été l’un des sujets médiatiques de l’été. Pegasus, logiciel espion commercialisé par l’entreprise israélienne NSO, aurait permis la surveillance de plusieurs centaines de milliers de téléphones mobiles à l’international.

Les jours passent et les soupçons d’utilisation coupable du logiciel israelien s‘accumulent. Hier plusieurs gouvernements, aujourd’hui la police fédérale allemande. Le sujet passionne, suscite l’indignation, déstabilise, fait réagir. Le 19 juillet, jour de la publication de l’enquête, plus de cent mille occurrences de Pegasus ont été relevées dans la journée sur Twitter en France. Chefs d’État, ministres, journalistes… tous auraient été ciblés et se sont exprimés sur le Pegasus Project

Agir, et maintenant ?

Un nouveau débat sur le numérique compris comme un espace vecteur de risques et de menaces pour les individus, les entreprises et les États, rythmé par un mécanisme de dévoilement impétueux : voilà de quoi donner une acuité nouvelle aux travers d’une surveillance sans faille. Pourtant, le phénomène Pegasus n’a rien d’inédit et rappelle de nombreux autres scandales d’espionnage (Five Eyes, Solarwinds…). Il met une nouvelle fois en lumière la question de l’instauration de normes pour encadrer la cybersurveillance, maintes fois soulevée au fil des scandales.

Utilisé par une soixantaine de clients dans le monde entier, Pegasus s’infiltre dans n’importe quel téléphone pour y dérober les données les plus confidentielles. Nouvel emblème de la dérive numérique, ce spyware bouleverse la protection des données personnelles et les libertés individuelles. Bien que la question relève de la souveraineté des États, garants des libertés, elle ne semble pas avoir contraint les dirigeants à accélérer leur quête d’une réponse rapide. L’interrogation demeure sans réponse : comment arbitrer la commercialisation de ce type de logiciels ? 

Demandant un moratoire sur l’utilisation des technologies de surveillance, l’ONU rappelle que l’innovation numérique dans un développement effréné peut atteindre les droits humains, sans action des décideurs. Au regard de ces enjeux, la  quête de la vérité et  l’indignation manifestées en premier lieu par Amnesty International n’ont rien que de très légitime. Le rôle de porte-voix accordé à Edward Snowden interpelle toutefois sur la pertinence de la stratégie adoptée par l’ONG. 

Éthique de conviction et soft power

Il ne s’agira pas ici de questionner la rigueur ni l’utilité du travail réalisé par Amnesty International, la légitimité des appels à la pleine prise en compte, par les pouvoirs publics, des risques pour les libertés individuelles et la souveraineté nationale que représente l’utilisation de services privés de cybersurveillance par des acteurs étatiques. 

C’est plutôt dans le point de croisement entre, d’une part, l’éthique de conviction (définie par Max Weber) d’une ONG comme Amnesty Internal, et les logiques de soft power étatique d’autre, que réside un point de questionnement. 

Les enjeux de souveraineté nationale et de protection des droits individuels que pose l’espace numérique n’ont rien de nouveaux. Les pratiques d’espionnage économique de la NSA sont connues du grand public depuis au moins 2015. La tendance des États à investir le champ cyber comme lieu de renseignement, de confrontation, d’influence, est également un phénomène connu du monde de l’intelligence économique. C’est un véritable enjeu pour la démocratie libérale, qui exige jusqu’à un certain degré la transparence des actions des pouvoirs publics, parce que cette transparence fonde la publicité des débats – donc la possibilité de la remise en cause démocratique de l’action de l’État. 

Espace d’échanges, de confrontations, de circulation de l’information, mais aussi des manœuvres de soft power (américain, russe ou encore chinois), régulièrement révélés dans la presse, convaincra facilement de cette réalité : la démocratie est, aussi, un lieu de logique d’influence. 

À cet égard, le rôle de porte-voix accordé à Edward Snowden par Amnesty International interpelle. Réfugié en Russie depuis maintenant plus de huit ans, le rôle qu’il incarne désormais auprès des démocraties occidentales ne peut plus se résumer à celui de lanceur d’alertes. Selon l’analyse de Pierre Gastineau, rédacteur en chef du quotidien spécialisé de l’intelligence économique Intelligence Online, le statut d’“icône” de la lutte contre la cybersurveillance mondiale, qu’Edward Snowden mène depuis Moscou, est un “outil formidable” mobilisable (et mobilisé) par la Russie dans sa stratégie de soft power

D’une part, le Pegasus Project sert de rappel aux pouvoirs publics sur les nouveaux enjeux de la guerre informationnelle. D’autre part, et parce qu’une figure comme Edward Snowden questionne sur les enjeux de soft power déployé par les puissances étrangères, il éclaire les nouveaux défis qui se posent à l’éthique de conviction dans ce nouveau contexte. 

par Alexandre Kahn, Consultant Senior, et Victor Ploué, Consultant Junior chez Antidox