Analyse – « GameStop ou l’émergence d’un nouveau fait social : les forums de discussion comme force d’influence sur la bourse », par Alexandre Kahn

En l’espace de quelques jours, le forum de discussion Reddit a été à l’origine d’un fait social nouveau : l’action conjointe de particuliers a eu un impact sur le cours de la bourse. Alors que l’action de la chaîne de magasins de jeux vidéo GameStop était une des plus “shortées” du S&P 500, un mouvement de nouveaux boursicouteurs a réussi à faire plier un hedge fund spéculatif. Ils ont dans cette entreprise profité de l’appui d’Elon Musk, qui s’est emparé de l’occasion pour fragiliser un adversaire historique. Assiste-t-on à la naissance d’une ochlocratie et d’un populisme boursier ? 

GameStop, d’un cas désespéré à une euphorie d’une nouvelle forme

GameStop, société américaine fondée en 1984 sous le nom de Baddage’s, vend des jeux vidéo en magasins. L’entreprise est prospère et rachète par exemple le distributeur français Micromania en 2008. Au début des années 2010, au gré de la montée de la vente de jeux vidéo en ligne, le chiffre de ventes de GameStop entame une baisse durable, passant de 9,5 milliards de dollars en 2011, à 6,4 milliards en 2019 (Statista). 

Le cours de la bourse s’en fait l’écho, avec une baisse qui semble inexorable  après une séquence ininterrompue qui s’étend sur 6 ans. Et puis, le 11 janvier dernier, Ryan Cohen, co-fondateur de Chewy, société de ventes en ligne d’aliments pour animaux de compagnie, entre au comité exécutif de GameStop, portant avec lui l’espoir d’un shift de l’entreprise vers la vente en ligne. Un mouvement spontané de petits boursicoteurs émerge alors dans la section (“subreddit”) r/WallStreetBets du forum de discussions Reddit, où les utilisateurs s’encouragent mutuellement à acheter des actions GameStop. À tel point que l’action double entre les 12 et 14 janvier. 

Or, depuis plusieurs années, la baisse de l’action GameStop est accentuée par des transactions de vente à découvert réalisées par des fonds spéculatifs – c’est d’ailleurs l’action du S&P 500 la plus “shortée” en 2020. Parmi les vendeurs à découvert les plus actifs figurent notamment : Citron Research et, surtout, Melvin Capital Management. 

Twitter, medium d’une vengeance

Melvin Capital Management est en particulier connu pour être un “shorter” historique de l’action Tesla, son fondateur Gabe Plotkin s’est de surcroît publiquement félicité. Les difficultés rencontrées par Melvin Capital Management offrent alors à Elon Musk une opportunité de revanche, lequel se fend d’un tweet le 26 janvier “Gamestonk!!”, relayant au passage le lien vers le subreddit r/WallStreetBets – le tweet devient rapidement viral pour atteindre 243k engagements dont 41,3k retweets. 

Sur Twitter, la tendance explose les jours suivants, essentiellement aux Etats-Unis, avec 239,3k publications qui génèrent 7,4 millions d’engagements. En bourse, le cours s’emballe pour atteindre 347,5 dollars à la clôture mercredi soir, après avoir enregistré une hausse journalière de 134%. 

Une tendance sur Twitter soutenue sur plusieurs jours aux Etats-Unis, qui ne reflue pas avant que tard dans la soirée du 27 janvier 

L’ombre du “Gamergate” ?

Un mouvement de foule sur les réseaux sociaux provoqué par un milliardaire désireux d’en découdre avec un adversaire : l’histoire ne manquera pas de faire songer au “Gamergate” (août 2014), mouvement massif de harcèlement en ligne principalement centré contre deux journalistes américaines, sur fond de contestation idéologique d’extrême droite contre les “collusions” alléguées entre les journalistes “liberals” et l’industrie du jeu vidéo.

Si le mouvement avait été amplifié sur Twitter dans des proportions similaires à celles observées dans le cadre de la polémique GameStop (316k tweets en 72h), il était né, comme dans le cas de GameStop, sur un forum de discussions – 4chan en l’occurrence, espace d’échanges préempté par les militants de l’alt-right américaine. Comme dans le cas de GameStop, le mouvement avait profité, sur Twitter, des relais  de personnalités influentes sur la plateforme, à commencer par Milo Yiannopoulos, influenceur alt-right définitivement banni de Twitter en 2016.

Le “Gamergate” intervenait alors concomitamment à la vendetta menée par Peter Thiel, co-fondateur, avec Elon Musk, de PayPal et fondateur de la société Palantir, contre le média Gawker, dirigée par le co-fondateur de PayPal, le tout sous le sceau du secret et par le biais de plusieurs intermédiaires (voir Conspiracy, Ryan Holiday, 2018). S’il n’y a pas de preuve que Peter Thiel fût à l’origine du mouvement “Gamergate”, les actions militantes menées par les “gamegaters” avaient, de facto, ciblé Gawker dans le cadre de l’opération “Baby Seal”, une campagne de mails coordonnée visant à dissuader les agences publicitaires d’héberger du contenu sur le site du média pour en faire baisser les revenus. 

La comparaison entre le “Gamergate” et la polémique GameStop s’arrête probablement là. Si tant est que l’intervention de Peter Thiel fut vraie, ce dernier ne l’a pas revendiquée publiquement, au contraire d’Elon Musk. De surcroît, elle ne reposait pas sur les mêmes fondements, bien qu’une dimension populiste du mouvement observé sur GameStop semble clairement se dégager. 

Activisme contre activisme, naissance du populisme boursier ?

Phénomène social d’un genre nouveau, où une action conjointe de particuliers a un impact sur la bourses et en fait augmenter la volatilité, l’interprétation des faits en tant que lutte contre David et Goliath a rapidement été celle des médias américains structurants de tendance progressiste Associated Press, New York Times ou Washington Post

Un narratif émergent renforcé par la décision des fonds Citron Research et Melvin Capital Management de mettre un terme à leurs positions “shorteuses” sur GameStop, après avoir perdu plus de 5 milliards de dollars dans l’opération depuis le début du mois de janvier. 

Une victoire symbolique pour les contributeurs de r/WallStreetBets, dont les actions se sont également portées sur le cours de l’action BlackBerry… Un mouvement qui a eu des répercussions dans la sphère politique, la sénatrice démocrate Elizabeth Warren appelant, sur Twitter, la Security Exchange Commission (SEC) à davantage de contrôle des actions des fonds spéculatifs, qui ont traité le marché des valeurs “comme leur propre casino personnel”. 

Sur r/WallStreetBets, un utilisateur publie une “Lettre ouverte à Melvin Capital, CNBC, aux Boomers et à WSB [WallStreetBets]”. Elle récolte plus de 78,5k votes positifs, qui relate les drames familiaux de l’utilisateur qui ont résulté de la crise financière de 2008 et vante la révolte des “millenials” contre les “manipulateurs obscènes du marché” et les médias “promouvant l’agenda des institutions”. La naissance d’un populisme boursier ?

Par Alexandre Kahn , consultant chez Antidox