« Flop Chef, la mort de la bamboche », par Xavier Desmaison

Les péripéties culinaires un peu saugrenues des derniers jours au sujet des dîners clandestins organisés au Palais Vivienne en cette année Napoléon nous rappellent le rapport spécial que les Français entretiennent avec la gastronomie, ce chef-d’œuvre désormais inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La légende veut que Talleyrand mobilisa si bien les talents d’Antonin Carême lors du Congrès de Vienne qu’il put en adoucir l’issue pour la France. Avant de partir pour Vienne, il aurait écrit au roi Louis XVIII : « Sire, j’ai plus besoin de casseroles que d’instructions écrites ». 

Signe des temps, la chronique de ces dernières années est davantage marquée par une série de crises gastronomiques médiatico-politiques, et les casseroles ont pris un tout autre sens. Il y eut le président Mitterrand aspirant ses ortolans, consommation rare aujourd’hui interdite, espèce protégée oblige. Puis le président Sarkozy fêtant sa victoire au Fouquet’s, plus tard saccagé par les gilets jaunes comme marqueur de « l’élite bling-bling ». Ou encore le président de l’Assemblée nationale François de Rugy venant commenter ses allergies : « Le homard ? Je n’en mange pas ». « Je n’aime pas les huîtres ». « Je déteste le caviar ». « Le champagne ça me donne mal à la tête ». Et nous voici avec le Palais Vivienne… Si le Paris d’Hemingway était une fête, celle-ci est bien finie. 

« La bamboche, c’est terminé ! » nous a annoncé Pierre Pouëssel, préfet de la région Centre-Val de Loire le 22 octobre 2020, sur France 3. Ce joli mot désuet a suscité l’hilarité des réseaux sociaux, et reste manié par les internautes en guise d’incise ironique à l’égard d’une noblesse d’État déconnectée, tatillonne et punitive. Tout a été dit déjà sur la forte demande de reconnaissance, de respect, d’égalité, de fin des privilèges d’une partie de la France, que d’aucuns appellent la « deuxième France », celle des gilets jaunes notamment, pas trop satisfaits de se voir sermonner sur la bamboche par une élite perçue comme gourmande en passe-droits. Dans l’affaire du palais Vivienne, c’est notamment cette nébuleuse qui agit sur Twitter et demande des noms, des démissions, en lien avec les militants de la France insoumise et les réseaux d’extrême droite.

On retrouve ici la situation préoccupante, désormais classique, de contestation d’une élite considérée à la fois comme insuffisamment humble et résolue, les deux qualités principales du dirigeant selon le gourou américain Jim Collins. Elle interdit la bamboche, mais pour les autres. Elle ferme les restaurants mais dîne en cachette pour plusieurs centaines d’euros. Elle réglemente lourdement sur l’accessoire et finasse sur le nécessaire. Des attestations détaillées, mais pas de vaccin ! La réforme de l’ENA annoncée ce jour est une réponse partielle à cette perception, en ouvrant peut-être à la création d’un système dans lequel les décideurs rendent davantage de comptes à la population tout en étant moins paralysés dans leur action par des procédures institutionnelles et juridiques. 

Cette critique de fond des élites s’inscrit dans une aspiration à l’égalité et à la reconnaissance que l’on retrouve à l’échelle mondiale dans toutes les catégories de la population, mais aussi dans la généralisation des appels à la pudeur, à l’humilité, à la retenue, notamment pour ceux que la chance a favorisé. La discussion sur les réseaux sociaux des derniers jours est aussi marquée par la colère d’internautes marocains à l’encontre de l’influenceur français Brahim Bouhel, qui a publié une vidéo dans un restaurant marocain, jugée hautaine et dégradante à l’égard de la population du pays, de ses enfants de rue ou de sa population féminine. A la suite de ce mouvement de colère, Adidas, sponsor de Brahim, a annoncé reconsidérer son investissement. En Algérie, le hashtag #Boycottlesdzindubai (« Boycott les DZ in Dubaï », DZ comme diminutif de l’Algérie) a été mobilisé par des internautes algériens en colère contre l’organisation d’une émission de téléréalité mettant en scène les fêtes d’influenceurs algériens et franco-algériens dans une villa de Dubaï, craignant que l’émission porte atteinte à « la pudeur et la fierté algérienne », selon l’expression d’un Youtubeur. De façon transversale, ces deux épisodes d’irritation questionnent le statut de certains bi-nationaux privilégiés dans les pays du Maghreb, et l’on peut tracer une analogie entre l’affaire Chalançon et le sujet Brahim : « Le #brahimbouhlel a le privilège de pouvoir se rendre au Maroc en plein Covid alors que les marocains expatriés rêvent que de voir leurs familles et lui a l’outrecuidance de se moquer et humilier ceux qui l’accueillent. Il aurait jamais osé faire de même dans son pays d’origine », note @Bouktsky84 sur Twitter. 

Tout indique que le Covid, avec les lourdes contraintes qu’il a imposé aux populations les plus exposées, a accentué un sentiment d’injustice et d’incompréhension déjà largement présent contre une catégorie de population capable de s’exonérer tout ou partiellement de ces contraintes. Dans son ouvrage “The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics”, le britannique David Goodhart analysait le fossé politique creusé entre les « Somewheres » et les « Anywheres ». Le système médiatique actuel accroît ce fossé. Les crises développées sur les réseaux sociaux sont utilisées comme support par les chaînes de télévision afin de capter l’audience et de récupérer les conversations. Ainsi l’émission de Cyril Hanouna TPMP a-t-elle fait intervenir une personne masquée, accusant un « ministre à cheveux gris » d’être présent dans l’un des dîners du Palais Vivienne, forçant plusieurs ministres du gouvernement à émettre des démentis sur les réseaux sociaux. Cette machine qui cherche à s’emballer, à partir de faits divers anodins, peut avoir des conséquences lourdes sur les opinions publiques et les événements politiques. Les meilleurs groupes militants sont devenus maîtres dans l’utilisation de cette mécanique génératrice de crises, qu’il s’agisse du récent #saccageparis ou de la critique de la « blackface » de l’acteur Gérard Darmon. Pour un fonctionnement adéquat de nos démocraties, nous allons devoir apprendre à gérer collectivement ces crises permanentes, en les analysant froidement, en les mettant à distance et en évitant les surréactions politiques. A court terme, le gouvernement sera bien avisé de se rappeler ce mot attribué à Henri IV, en guise de programme politique : « je veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qu’il n’ait tous les dimanches sa poule au pot ».  

Par Xavier Desmaison, président du groupe Antidox