Analyse – « Fear of the Dark », par Jean-Baptiste Delhomme et Damien Liccia

(Cet article, issu de la note de veille d’Antidox du 25 février 2021, est publié ici dans une forme abrégée. Le lecteur intéressé en retrouvera l’intégralité sur le site internet de l’Observatoire stratégique de l’information, think tank soutenu par le Lab d’Antidox et qui a pour but d’analyser l’impact de l’information sur la situation politique et sociale des pays, ainsi que sur les relations internationales.).

Nous avons beaucoup écrit ces dernières semaines au sujet des révélations conjointes de Facebook et de Graphika, une société américaine d’analyse de données, sur les supposées menées informationnelles attribuées à l’armée française dans plusieurs zones géographiques, et notamment en Afrique. Avec du recul, (rappelons que les premières révélations datent de la mi-décembre), il nous semble que nous sommes passés à côté de l’essentiel et de la vraie question : ce type d’opérations est-il adéquat, opportun, pertinent et légitime ?

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Les guerres asymétriques de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’aux conflits actuels ont montré combien la bataille de l’information et de l’opinion ont acquis une dimension stratégique centrale. Ce constat prolonge d’une certaine manière les réflexions de Clausewitz sur l’importance du moral dans la détermination d’une guerre – que les combattants des guérillas et autres groupes terroristes ont fait leur en cherchant à “déplacer le front des opérations du théâtre militaire vers l’opinion publique”, selon une formule de Nicolas Mazzucchi, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), dans un article sur l’arme de l’information dans les conflits, paru dans l’ouvrage collectif Les guerres de l’information à l’ère numérique (PUF, 2021).

Comme il le souligne encore, les Etats occidentaux, à l’image notamment des Etats-Unis, sont parvenus dans les années 1990 à renverser le mouvement de la guerre de l’information via l’utilisation des “info-ops” et de la stracom, parvenant ainsi à “re-symétriser” des conflits de guérilla. Cet ascendant a été rendu possible grâce notamment à un contrôle étroit des canaux de diffusion. Toutefois, ce dernier a été remis en cause par l’irruption des réseaux sociaux décentralisés au cours de la dernière décennie. Une rupture technologique que les Etats autoritaires, par savoir-faire en matière de propagande, par absence de principes moraux inhibants, ou par souci de se défendre contre des menées informationnelles réelles ou supposées, ont tôt su exploiter à leur profit. Faisant leur les armes traditionnelles des faibles contre les forts, dont l’histoire récente a montré combien celles-ci se révélaient efficaces.

Dans un contexte de compétition internationale exacerbée, notamment entre ces Etats et les démocraties libérales occidentales, qui ne se traduit pas par un état de guerre ouverte, mais par une explosion du nombre de zones de tension et de conflits de basse intensité (“guerre improbable, paix impossible” pour reprendre la formule de Raymond Aron), les Etats démocratiques respectueux des libertés civiques cherchent à reprendre la main. La  réponse judiciaire et politique (RGPD, loi fake news, loi Avia), qui visent à ré-imposer de la centralité et du contrôle (parfois non sans arrière-pensées) sur ces espaces sociaux, n’apporte pour l’heure que des réponses partielles. Toute tentative de réguler ces espaces sociaux se heurte à un fait essentiel : ceux-ci sont, pour l’essentiel, des entreprises privées américaines, basées en Californie, répondant à leurs propres logiques, soumises dans les faits à la seule souveraineté des Etats-Unis d’Amérique. La passe d’arme entre Washington et Pékin autour du contrôle de Tik Tok sous l’ère Trump n’en aura été qu’une illustration parmi d’autres.

Sans la capacité de “contrôler” les canaux de diffusion, se pose dès lors la question des autres moyens disponibles pour re-symétriser le conflit et reprendre l’initiative. La réponse ne va pas de soi en démocratie, comme le résument Céline Marangé et Maud Quessard dans l’introduction de l’ouvrage qu’elles ont dirigé, Les guerres de l’information à l’ère numérique. “Les gouvernements soucieux de préserver les institutions démocratiques et la sincérité du vote se trouvent confrontés à des dilemmes cornéliens, tout autant qu’à des questions insolubles. Les démocraties peuvent-elles, en temps de paix, utiliser « les armes de l’adversaire » sans renier leurs valeurs et dévoyer leurs principes ?”.

Cette interrogation morale, qui n’est pas sans faire écho au débat casuistique éternel entre éthique finaliste et éthique procédurale, paraît relativement éthéré par rapport à une préoccupation plus prosaïque : « comment ne pas laisser la guerre hybride à nos adversaires » ? “En croisant davantage les champs matériel et immatériel, ce qui requiert un savoir-faire spécifique en matière de renseignement, d’action clandestine et de communication stratégique” comme l’énonce Thomas Gomart, Directeur de l’IFRI dans son dernier essai, Guerre invisibles, nos prochains défis géopolitiques (Tallandier 2021).

La France ne pourra du moins pas faire l’économie de cette réflexion stratégique. “C’est l’ennemi qui vous désigne” faisait observer Julien Freund à Jean Hippolyte à l’occasion de la soutenance de sa thèse en 1965. On pourrait faire observer la même chose du champ de bataille.

Jean-Baptiste Delhomme, Partner d’Antidox

Damien Liccia, Vice-président de l’Observatoire stratégique de l’information

Retrouvez l’intégralité de l’article « Fear of the Dark », ainsi que l’ensemble des analyses de l’Observatoire stratégique de l’information sur son site internet.