« Rachat de Twitter et liberté d’expression : Elon Musk joue la carte du peuple contre les élites » par Joanne Rouhier

« Twitter has extraordinary potential.  I will unlock it » : le 25 avril 2022, Elon Musk annonçait le rachat du réseau social Twitter pour la somme de 44 milliards de dollars, devenant ainsi le seul et unique actionnaire d’un des réseaux sociaux les plus influents de l’espace digital. A travers ce tweet, l’homme le plus riche du monde levait le voile sur une idée qu’il a lentement laissée mûrir dans la tête de ses abonnés, faisant de la liberté d’expression son cheval de bataille et promettant aux utilisateurs de révolutionner le réseau social. 

Mobiliser sa communauté pour légitimer son combat : comment Elon Musk a-t-il rebattu les cartes pour enclencher le rachat de Twitter ?

En l’espace de quelques semaines, Elon Musk a lancé une véritable révolution sur la plateforme, s’appuyant sur son influence et une communauté engagée, pour créer un mouvement d’opinion favorable à une réforme profonde de la manière dont est gérée le réseau social.

Agora des temps modernes, Twitter a toujours été un levier d’influence pour Elon Musk. Ce fut notamment le cas en janvier 2021 lors de l’affaire GameStop : un tweet vengeur d’Elon Musk contre un fonds spéculatif avait amplifié un mouvement entraînant des milliards de dollars de pertes pour plusieurs fonds de vente à découvert. Lorsque l’homme d’affaires songe à racheter Twitter, il utilise la plateforme pour y faire mûrir l’idée d’un changement nécessaire au système de modération et fonctionnalités de la plateforme pour faire respecter le principe de liberté d’expression “bafoué” selon lui par le réseau social, s’appuyant ainsi sur une base conservatrice américaine d’ores et déjà hostile aux règles de modération sur Twitter (notamment suite à l’exclusion de l’ancien Président américain Donald Trump suite aux événements du Capitole fin janvier 2021).

Fin mars, le dirigeant de Tesla et Space X interrogeait sa communauté au sujet des fonctionnalités de Twitter, notamment sur la nécessité d’un bouton « edit » ou d’ouvrir le code de l’algorithme de la plateforme, introduisant l’idée d’une amélioration possible du réseau social. Peu à peu, le milliardaire a introduit l’idée d’un dysfonctionnement de la plateforme, remettant en cause le principe même de liberté d’expression sur Twitter, « essentielle au fonctionnement d’une démocratie » selon lui. Et le dirigeant d’affirmer que « les conséquences de ces sondages seront importantes », et d’avertir : « Merci de voter prudemment ». Il n’a fallu que peu de temps pour que sa communauté partage, like et commente, permettant alors de diffuser ses idées au-delà de ses cercles d’admirateurs et de toucher un spectre plus large d’utilisateurs. Au total, l’ensemble des sondages Twitter produits par le milliardaire américain a récolté plus de 10 millions de votes et près d’1,7 millions d’engagements. Objectif de la démarche :  ancrer l’idée d’un fort soutien extérieur à son nouveau combat. Chaque publication lance un nouveau débat, rapidement repris par la presse internationale, légitimant la démarche de l’investisseur et renforçant l’idée d’un fort soutien populaire à son nouveau combat.

A travers cette série de tweets, Elon Musk a réussi à mettre en scène une opposition claire à la gestion du réseau social et à mobiliser une large base militante, exerçant une réelle pression sur l’ensemble de la sphère Twitter. L’homme d’affaires dévoile son programme aux utilisateurs, à la manière d’un homme politique lors d’une campagne électorale, pour faire de Twitter « une arène ouverte pour la liberté d’expression », et présentant ses propositions comme une volonté générale du « peuple » contre une « l’élite » qui souhaite le censurer. Ce n’est pas la première fois qu’Elon Musk s’assigne le rôle de défenseur du peuple contre des élites : c’était déjà le cas lors de l’affaire GameStop en janvier 2021. 

“Party like it’s 2016” ? L’annonce du rachat de Twitter secoue les sphères médiatiques et politiques

L’annonce du rachat a affolé l’espace digital et fortement relancé le débat sur la liberté d’expression. Dès les premiers tweets du dirigeant de Tesla et SpaceX fin mars, les courbes de mentions au sujet de la liberté d’expression s’affolent, avec un pic enregistré à 3,2M de mentions dans la sphère linguistique anglophone au 25 avril, à l’annonce du rachat de la plateforme. 

Fig 1. : évolution du nombre de mentions du mot “free speech” dans l’espace digital de début mars à début mai.

D’un côté, la droite conservatrice américaine, hostile au réseau social et l’accusant régulièrement de favoriser les Démocrates par ses « biais algorithmiques », se réjouit de cette décision et applaudissent ce projet, l’interprétant comme la fin d’une forme de « censure ». Ainsi, la sénatrice républicaine, Marsha Blackburn, a déclaré qu’il s’agissait d’un « grand jour pour être conservateur sur Twitter ». En France, ces réactions ont été suivies de près par plusieurs figures secondaires de l’extrême droite, telles que Florian Philippot, qui qualifie le rachat de Twitter par Elon Musk de « très bonne nouvelle pour la liberté d’expression ». 

Les politiques de régulation des réseaux sociaux une nouvelle fois mises à l’épreuve

Depuis l’élection présidentielle américaine de 2016, les plateformes subissent de fortes pressions de la part des pouvoirs publics notamment au sujet de la modération de fakes news. Ces dernières ont de nouveau fait l’objet de suspicions et de pressions lors de la dernière campagne présidentielle américaine de 2020 et ont d’elles-mêmes pris des mesures dans le but de limiter la diffusion des discours haineux et de désinformation sur leurs plateformes. En novembre 2020, Twitter et Facebook se sont posés en arbitres du débat public lors de la campagne présidentielle américaine et ont dû défendre leur politique de modération des contenus face au Sénat américain, dans un contexte post-électoral des plus électriques. 

A l’annonce du rachat de Twitter par Elon Musk, plusieurs voix font rapidement part de leurs inquiétudes. Dans la sphère institutionnelle et politique européenne, le Commissaire européen responsable du marché intérieur Thierry Breton, prévient ainsi que le réseau social « devrait s’adapter totalement aux règles européennes ». Cédric O, secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique, rappelle que « le Digital Services Act – et donc l’obligation de lutter contre la désinformation, la haine en ligne, etc. – s’appliquera quelle que soit l’idéologie de son propriétaire ». Dans les sphères journalistique et militante, journalistes et ONG font également part de leurs inquiétudes. La Fédération internationale des journalistes alerte et indique que ce rachat représente « une menace pour le pluralisme et la liberté de presse » et « crée un terrain favorable pour la désinformation ». Dans une lettre ouverte, 26 organisations appellent les grandes entreprises à boycotter Twitter qui « risque de devenir une fosse de désinformation ». 

La personnalité truculente d’Elon Musk, mais également ses relations houleuses avec les médias inquiètent. En 2018, l’homme d’affaires multipliait les messages accablant une journaliste de Business Insider qui enquêtait alors sur Tesla. Le milliardaire a toujours revendiqué sa méfiance vis-à-vis des médias traditionnels, quitte à réclamer la mise en place d’un système de notation des médias et des journalistes (initialement nommé « Pravda », du nom du journal officiel du Parti communiste sous l’Union soviétique).

Elon Musk semble tout de même avoir une marge de manœuvre limitée en raison des textes réglementaires qui encadrent depuis plusieurs années de manière croissante les formes d’expression sur les réseaux sociaux. 

Quelles seront les conséquences de ce rachat sur Twitter ? Alors qu’Elon Musk est rapidement revenu sur plusieurs de ses propositions, quitte à nuancer son discours, reste à voir comment le pouvoir politique américain et les régulateurs européens réagiront. Plusieurs questions complexes pourraient se poser à eux : comment protéger les utilisateurs de la désinformation sans altérer la liberté d’expression ? Quel impact réel aura le rachat de Twitter dans la manière dont les opinions publiques se structurent ? Une chose est sûre, le débat sur la place des réseaux sociaux dans nos démocraties n’est pas terminé.

Par Joanne Rouhier, Consultante chez Antidox.