« Facebook contre le reste du monde », par Pauline Cabanas

Depuis le 13 septembre, le Wall Street Journal (WSJ) publie une enquête fleuve intitulée « Facebook Files », déclarant que Facebook « sait, de manière très précise, que ses plates-formes sont truffées de défauts qui causent des dommages, souvent d’une manière que seule l’entreprise comprend parfaitement. » Elle relance le débat récurrent – et les interrogations substantielles – quant à la transparence et à la responsabilité de l’entreprise sur la gestion de ses réseaux sociaux. Divisée en plusieurs chapitres qui paraissent au fur et à mesure, cette enquête menée par Jeff Horwitz se fonde sur des documents internes transmis au journal par un « lanceur d’alertes » anonyme. Ces dossiers sont principalement des études réalisées par des chercheurs pour Facebook ou encore des conversations en ligne des personnels internes.

A la lumière des documents, cinq questions sont posées par le quotidien financier contrôlé par Newscorp [1] : 1/ “Facebook affirme que ses règles s’appliquent à tous. Des documents de l’entreprise révèlent qu’une élite secrète en est exemptée” 2/ “Facebook sait qu’Instagram est toxique pour de nombreuses adolescentes”. Une étude menée par des chercheurs pour le compte de Facebook aurait montré que l’utilisation du réseau social a un effet néfaste sur la santé mentale d’une part importante des jeunes américaines interrogées. Mais l’entreprise n’aurait pas apporté les corrections adéquates, telle que la réduction de la visibilité des likes, par crainte de faire baisser les statistiques d’utilisation de l’application. 3/ “Facebook a essayé de faire de sa plateforme un endroit plus sain. Au lieu de cela, il l’a rendue plus agressive et susceptible de déclencher de la colère auprès de ses membres.” 4/ “Si les employés de Facebook ont signalé les cartels de la drogue et les trafiquants d’êtres humains présents sur la plateforme, la réponse de l’entreprise est demeurée faible”. 5/ “Comment Facebook a entravé la tentative de Mark Zuckerberg de faire vacciner l’Amérique ?”

Les scientifiques savent-ils réellement si les réseaux sociaux sont mauvais pour notre santé mentale ?

Face à ces critiques, Nick Clegg, ex-vice-premier ministre britannique aujourd’hui vice-président de Facebook chargé des affaires publiques, a publié une réponse sur le blog de l’entreprise [2].

Il indique que « ces problématiques sont sérieuses et complexes et il est absolument légitime qu’on nous demande des comptes sur notre façon de les traiter », même si elles existent indépendamment de la réalité virtuelle des réseaux sociaux et que la responsabilité ne doit pas leur appartenir exclusivement [3].

Citant un article du professeur Andrew Przybylsk [4], psychologiste expérimental à l’Oxford Internet Institute, il estime que les scientifiques ne savent pas réellement si les réseaux sociaux sont bons ou mauvais pour la santé mentale des gens : “nous avons besoin de plus de preuves pour comprendre l’impact des médias sociaux sur les gens. Chaque étude a ses limites et ses réserves, de sorte qu’aucune étude ne peut être concluante”.

Finalement, déclare-t-il, “j’aimerais qu’il y ait des réponses faciles à ces questions et que les choix que nous faisons ne s’accompagnent pas de compromis difficiles. Ce n’est pas le monde dans lequel nous vivons.” Il estime par exemple que Facebook a joué un rôle dans la campagne de vaccination aux Etats-Unis en permettant aux organismes de santé américains de diffuser leur campagne de communication sur la plateforme, parce que ces posts fonctionnaient et permettaient de convaincre.

La forme utilisée rappelle les vives réponses apportées en 2015 par les dirigeants d’Amazon à un article du New York Times qui critiquait les conditions de travail des amazoniens ; en défendant son propre point de vue et en contestant la méthodologie, l’impartialité et la qualité du travail journalistique, la stratégie rompait avec l’usage antérieur qui consistait essentiellement à présenter des excuses et des mesures correctives face aux enquêtes documentées de médias puissants et référents.

La méthode rappelle aussi la fameuse “agnotologie”, science de l’ignorance inventée par l’historien des sciences américain Robert Proctor et reprise en France par le philosophe Mathias Girel. Selon Robert Proctor, certains lobbys industriels, notamment l’industrie du tabac à une certaine époque, ont pu avoir recours à une « production culturelle de l’ignorance » pour défendre leurs produits contre les résultats d’études scientifiques qui les condamnaient. Vivons-nous un moment agnotologique des GAFA, ou bien les conséquences des algorithmes sociaux sont-elles effectivement ambivalentes, complexes à mesurer et épineuses à canaliser ?

Un nouveau cran dans le débat public relatif à l’impact des réseaux sociaux sur nos sociétés et nos psychologies individuelles

L’enquête remet en avant les débats qui entourent les réseaux sociaux depuis leur création. Les datas sont détenues par Facebook et même si elle nous donne accès à certaines pièces du puzzle, nous n’avons toujours qu’une vue partielle de l’ensemble. L’enjeu soulevé ici est celui de la transparence, mais aussi de la capacité à mesurer concrètement l’impact des nouvelles formes de conversation dans l’espace public.

L’autre principal enjeu est celui de la responsabilité de Facebook et des réseaux sociaux dans nos sociétés. Où commence-t-elle et où s’achève-t-elle ? Que peuvent et doivent exiger les pouvoirs publics, en termes de moyens et de responsabilités ? [5] Quel est le périmètre d’intervention de la justice ? L’action doit-elle être préventive? Ce qui pourrait impliquer par exemple une analyse sociologique de chaque population où le réseau social est utilisé, pour anticiper de mauvaises utilisations. Ou peut-elle se limiter à des réponses en réaction à des effets néfastes engendrés directement par le réseau social lui-même ?

Il sera intéressant de suivre l’enquête lancée par deux sénateurs aux Etats-Unis, sur l’étude relative aux effets néfastes d’Instagram sur les adolescentes. Ils ont déclaré être en contact avec un dénonciateur de Facebook et utiliser toutes les ressources à leur disposition pour enquêter sur ce que l’entreprise savait et quand elle le savait.

 

[1] « Que contiennent les Facebook Files, l’enquête fracassante du Wall Street Journal », David-Julien Rahmil, l’ADN

[2]  “What the Wall Street Journal Got Wrong”, Nick Clegg, Facebook’s Vice President of Global Affairs

[3] « Dans le même temps, aucune de ces problématiques ne peut être résolue par les seules entreprises du numérique, c’est pourquoi nous travaillons en partenariat étroit avec les chercheurs, les régulateurs, les décideurs politiques et autres »

[4] “Why scientists don’t actually know if social media is bad for you”, Professor Andrew Przybylski, Director of Research at the Oxford Internet Institute

[5] Rapport français relatif à la mission « Régulation des réseaux sociaux – Expérimentation Facebook » remis au Secrétaire d’État en charge du numérique, Mai 2019

 

Par Pauline Cabanas, Consultante chez Antidox