« D’autres vies que les nôtres » par Laetitia Sellam Kreps

Une lecture de “Les femmes du lien, La vraie vie des travailleuses précaires” *de Vincent Jarousseau 

“C’est une effraction dans le réel”, observe Emmanuel Carrère à propos de son approche de l’écriture, et notamment de l’un de ses romans “D’autres vies que la mienne”. Cette expression apparaît particulièrement appropriée au travail documentaire de Vincent Jarousseau qui a suivi pendant deux ans des “femmes du lien”, notamment pendant la période du covid.

8 femmes, toutes travaillant dans le secteur du “care” : Valérie, Technicienne d’intervention sociale et familiale, Marie-Basile, aide à domicile, Angélique, assistante maternelle, Marie-Claude, aide-soignante, Rachel, accompagnante éducative et sociale, Julie, éducatrice spécialisée, Séverine, auxiliaire de vie sociale, Marie-Eve, assistante familiale.

A un moment où le mot “care” n’est plus étranger au récit de l’entreprise, il apparaît nécessaire de s’interroger sur la nature du conseil que nous pouvons apporter aux secteurs du “lien” et de la santé, qui constituent certains de nos dossiers chez Antidox.

Dans nos accompagnements, nous avons souvent à cœur de comprendre le quotidien de travail et de valoriser les collaborateurs, avec souvent de courtes interviews vidéos. La matière “témoignage” est devenue un récurrent de la marque employeur pour, à l’évidence, mettre en valeur les aspects humains des entreprises. Cela coïncide également avec l’intérêt croissant pour les podcasts narratifs qui nous permettent de découvrir dans des histoires de vie qui n’existaient auparavant pas autant dans l’espace médiatique. *

Mais est-ce que nous abordons cette matière témoignage avec les bonnes clés ?

L’approche de Vincent Jarousseau est particulièrement inspirante avec une forme tout à fait distinctive, mêlant bande dessinée pour aborder le passé de chacune des huit femmes en passant ensuite à des photographies de leur expérience quotidienne de travail, avec toujours des bulles de dialogue.  Cette forme de “reportage roman photo” n’est pas le premier essai pour Vincent Jarousseau qui l’expérimente  dans plusieurs de ses ouvrages, à commencer par L’illusion nationale, deux ans d’enquête dans les villes FN (avec Valérie Igounet)* “Sur ces sujets,les récits mêlés d’images et de textes permettent l’identification, essentielle pour comprendre certaines situations”, glisse-t-il.

Dans Les femmes du lien, chaque portrait débute par la BD, qui permet de se projeter dans le passé, l’enfance, le cadre familial, l’entrée dans la vie active. C’est une différence franche avec ce que nous pouvons proposer généralement en termes d’interviews vidéo de collaborateurs qui mettent rarement en lumière des éléments si personnels. Dans le cas des femmes du lien, cette connaissance est essentielle à la compréhension, d’autant que pour plusieurs d’entre elles, contrairement à une idée reçue, le métier a été choisi, et correspond à une forme de vocation.

L’expertise et l’intelligence de ces femmes transpirent à travers les dialogues et les situations, leur tact, leur absence de jugement, leur engagement. On leur confie littéralement des vies, le niveau de responsabilité est immense. Pourtant, on le sait, ces emplois sont sous-payés. Une des raisons est qu’ils  sont appréhendés par beaucoup comme un prolongement de ce que les femmes faisaient ou font encore déjà chez elles, gratuitement : prendre soin et nettoyer. De manière tout à fait littérale, au début de chaque portrait, est noté le salaire de chacune des 8 femmes, avec leur âge et leur diplôme..

Pour Vincent Jarousseau, il apparaît urgent que la société toute entière ait une connaissance plus juste de ces métiers, appelés à être de plus en plus nombreux, pour répondre aux besoins d’une population vieillissante croissante.

“La question ne tient pas qu’aux politiques, certains s’y intéressent vraiment, mais nous manquons d’imaginaire collectif sur ces questions” observe t-il. Dans sa recherche d’authenticité et de transformation positive, mettre en lumière différemment ces métiers peut être pour l’entreprise un chantier ambitieux et véritablement sociétal. Et la communication a éminemment son rôle à jouer…

par Laetitia Sellam Kreps, Directrice Conseil chez Antidox

*Paru aux Éditions Les Arènes en 2022 

*« D’autres vies que la mienne », d’Emmanuel Carrère, P.O.L, 314 p., 19,50 €.
*Au mois d’avril 2022, ce sont 195 millions de podcasts français qui ont été écoutés dans le monde. Soit plus de 80 millions de plus qu’un an plus tôt, en avril 2021 (La mesure des Podcasts en janvier 2022, Médiamétrie)
* Selon une étude 2022 de l’institut CSA, 84% des auditeurs de podcasts disent mieux comprendre la société
* Editions Les Arènes