« Sans filtre », par Paul Marie Dabezies

Il est 21h17 et je reçois enfin ma notification « ⚠️C’est l’heure du BeReal ⚠️ Tu as 2 minutes pour capturer un BeReal et voir ce que tes amis sont en train de faire ! ». Depuis ce matin j’attendais ce message, hier je l’avais loupé. Depuis que j’ai téléchargé l’application j’essaie de ne pas être « late », pour capturer ma photo dans les 2 minutes et la partager avec mes amis là où je suis, cette fois-ci ce sera donc avec une bière.

De plus en plus de personnes vivent cette expérience. L’application BeReal a été lancée en janvier 2020 par deux français issus de l’Ecole 42 de Xavier Niel, Alexis Barreyat et Kévin Perreau. Ce lancement fait suite à une levée de fonds de 30 millions de dollars, soutenu par Andreessen Horowitz, DST, Accel et Kima Ventures (le premier étant aussi présent pour le lancement de ClubHouse).

Ce nouveau réseau social français séduit de plus en plus de jeunes, la plateforme est à la 5e place du top des téléchargements dans la catégorie réseaux sociaux de l’AppStore. Le principe est simple : des notifications envoyées simultanément à tous les utilisateurs, une fois par jour et à un horaire qui est fixé de façon aléatoire. Dès réception de la notification, la communauté a 2 minutes pour ouvrir l’application et capturer en photo le moment présent. Deux photos sont prises, une par la caméra avant et l’autre par la caméra arrière du smartphone. L’horaire aléatoire et le temps imparti empêchent de préparer sa photo. Il n’y a pas de filtres, pas de publicités, pas de followers, pour privilégier l’authenticité et redonner de la normalité et de la réalité simple à l’utilisation des réseaux sociaux. Tant qu’on n’a pas posté soi-même, on ne peut pas voir les publications de ses amis. C’est un réseau social intimiste : usage entre amis très proches en général, même si le fil d’actualité peut être public si on le souhaite, à l’aide de l’option “discovery”, mais ce n’est pas l’objectif. La photographie étant instantanée et sans retouche photo possible ni de filtre, il faut composer avec la lumière et l’environnement. Même les emojis obligent au réalisme, avec les Realmojis, des réactions en emoji avec sa propre tête.

BeReal se positionne à rebours du fonctionnement des autres réseaux sociaux pour une raison simple : on ne peut pas y travailler son image. Pas de filtre, pas de temps pour se photographier. Ce concept s’inscrit dans une tendance générale qui cherche à enlever la dimension autocentrée des réseaux sociaux. Une autre application, Poparazzi, propose que ce ne soit pas la personne mais ses amis qui alimentent son compte, sans modification possible et sans filtre. Sur BeReal il est possible de voir certaines statistiques comme le nombre de fois qu’une personne a repris sa photo pour l’améliorer. Il est aussi possible de voir combien de fois une personne est retournée regarder sa propre photo. Ces statistiques ont pour but d’éviter les travers narcissiques des autres plateformes.

Le modèle de BeReal est privé et familial, il faut s’accepter mutuellement pour être en contact, il n’y a pas de profil public. Cette volonté d’un réseau social privé et « authentique » n’est pas nouvelle. D’autres plateformes ont déjà tenté ce concept avant de s’ouvrir à la monétisation et aux publicités. L’exemple de Snapchat est le plus frappant : à sa création en 2012 Snapchat hébergeait uniquement des formats photos, en 2012 les format vidéos sont apparus, puis les stories en 2013 et les médias Discover en 2015. Les interactions d’abord limitées se sont petit à petit amplifiées et ont ouvert la porte aux marques et aux influenceurs. Le réseau social vocal Clubhouse qui avait comme spécificité d’accepter ses membres uniquement sur invitation a annoncé supprimer cette contrainte, afin d’accroître le nombre d’utilisateurs et d’échanges.

Pour rendre son modèle pérenne BeReal devra favoriser les interactions. En ouvrant par exemple la possibilité à des profils publics, la plateforme permettrait à des influenceurs d’attirer des utilisateurs tout en respectant ses codes propres de spontanéité et de naturel. Qui ne serait pas intéressé de voir la photo Bereal, sans filtre et sans retouche de telle star, sportif ou politique ?
La tendance actuelle de privilégier le naturel ne doit pas faire oublier l’un des principes fondateurs de tout réseau social qui est le fait de pouvoir interagir. Les interactions ne peuvent se faire et se développer qu’à la condition d’avoir un nombre suffisamment important de personnes qui y participent.

L’évolution de BeReal est à suivre, il est fort à parier que tout en gardant son créneau qui est la spontanéité, la plateforme finira par renoncer à son caractère exclusivement privé.

Chassez le naturel, il revient au galop.

Par Paul Marie Dabezies, Consultant senior chez Antidox