Analyse – « Clubhouse : bienvenue dans l’ère de la voix ? » par Paul Marie Dabezies

Samedi 13 février, le PDG de Tesla, Elon Musk, a invité le président russe Vladimir Poutine à le rejoindre pour un débat sur le nouveau réseau social Clubhouse. A la surprise générale, le Kremlin a répondu, en indiquant qu’il s’agit d’une « proposition très intéressante ». Le porte-parole du président russe précise pourtant que celui-ci « n’utilise pas directement les réseaux sociaux ». Elon Musk, Mark Zuckerberg, Oprah Winfrey, ainsi qu’une partie de l’écosystème tech se retrouvent sur Clubhouse. Ce 18 février, Clément Beaune, secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes, a donné rendez-vous pour un échange en direct sur Clubhouse depuis la Station F.  Pourquoi cette plateforme suscite à ce point l’intérêt ?

Clubhouse (ou CH pour les intimes) est une application de conversations vocales lancée en version bêta en avril 2020. Elle a levé 100 millions de dollars en janvier 2021 auprès d’Andreessen Horowitz (a16z, l’une des sociétés de capital risque les plus emblématiques de la Silicon Valley), pour une valorisation d’un milliard de dollars. Le principe n’est pas nouveau, il consiste à croiser la voix avec les outils des réseaux sociaux. En son temps, la start-up Bubble avait tenté l’aventure, mais c’était avant le développement de l’usage des podcasts. Avec CH, l’idée est de rejoindre des salles de discussion pour assister à des débats et des échanges sur de nombreux thèmes (tech, divertissement, arts, religion, sports…). Les utilisateurs écoutent les conversations à l’oral et, s’ils y sont autorisés par les modérateurs de la salle, peuvent demander à prendre la parole. L’accès n’est, pour l’instant, possible que par le parrainage d’un utilisateur déjà inscrit, chaque nouvel utilisateur reçoit deux invitations à distribuer à son entourage. Le succès est rapide, l’application créée en mars 2020 connaît déjà plus de 6 millions d’utilisateurs (2 millions il y a un mois) alors qu’elle n’en est qu’à sa version bêta, uniquement disponible sur iOS.

Source : backlinko.com

 En période de pandémie et de quasi-confinement, l’aspect communautaire des « salles de discussions » a réussi à attirer les utilisateurs. Alors que les plateformes qui utilisent le format vidéo sont en plein boom (surtout YouTube et TikTok), Clubhouse fait le pari de la voix, qui s’avère un pari gagnant. Son succès est lié à la simplicité de son utilisation et au format uniquement sonore qui efface l’enjeu de la représentation que constitue son image en vidéo ou en photo. Pourquoi un tel succès ? Pour Andreessen Horowitz, les réseaux sociaux connaissent une nouvelle phase de créativité, avec de nouvelles solutions, mais aussi l’explosion du cloud gaming et le fait qu’il est indispensable aujourd’hui, d’intégrer une dimension sociale dans tout dispositif numérique afin d’en améliorer le taux de rétention et d’acquisition. Dans le cas de Clubhouse, l’élément distinctif est la voix. Alors que les réseaux sociaux combattent pour maintenir l’utilisateur devant l’écran, il est possible de faire d’autres choses devant son écran en écoutant. La popularité grandissante des podcasts illustre bien cette tendance. Il peut être aussi un moment central d’une soirée, comme assister à un débat ou à un cours. Il a aussi ceci de différent d’avec les autres réseaux sociaux qu’il se déroule en temps réel : moins artificiel, moins préparé, il est aussi plus interactif, plus adapté à la conversation. Il n’y a pas de replay, et la capture d’écran est limitée, ce qui est de nature à libérer la parole. Les conversations sont enregistrées, pour des raisons légales, mais CH dit les effacer régulièrement si aucune anomalie n’est signalée. De quoi intéresser les radios : Europe 1 est le premier média présent. Ce système d’interactions est-il donc la voie à suivre pour les réseaux sociaux ? Facebook semble confirmer cette intuition en créant un produit similaire du nom de Fireside (au coin du feu). Twitter aussi a lancé en fin d’année dernière sur le même principe ses « spaces », testés auprès de centaines d’utilisateurs.

Pour être pérenne, ce succès va devoir répondre à l’enjeu central auquel se heurtent Facebook et Twitter : la modération. Si le nouveau réseau social n’aura pas les problèmes liés aux images ou aux vidéos inappropriées, il en hérite d’autres, liés au direct, ainsi qu’aux subtilités du langage et à l’intonation de la voix. Comment percevoir la teneur réelle d’un propos et les conséquences que celui-ci peut avoir sur son auditoire ? Pour répondre à cela, Clubhouse met en avant son système de cooptation. Si celui-ci est décrié dans son principe, faisant du réseau une sorte de « club privé », il assure aussi un semblant de modération. Chaque compte est rattaché à un numéro de téléphone, et il suffit de cliquer sur le profil d’un membre pour savoir qui l’a invité. De cette manière, si quelqu’un se fait “report” (signaler pour son comportement), cela aura un impact sur son parrain. Il s’agit d’une sorte d’auto-régulation des utilisateurs, ce qui est assez moderne dans son principe et innovant dans son fonctionnement. Mais comme sur Facebook avec les signalements, cela n’enlève pas la nécessité d’une équipe qui discerne le bien-fondé d’un « report » pour éviter les abus ou les règlements de comptes. Pour renforcer ce contrôle et régler la question du direct, les dirigeants assurent que les conversations seront conservées sur un serveur. En cas de contenu inapproprié, les auteurs pourront être identifiés. Le réseau social met l’accent sur le contrôle de l’identité de chacun des membres. Il faut être majeur et inscrire son vrai prénom et son vrai nom.

Cette politique des données personnelles est aussi source de polémique. En effet, Clubhouse incite très fortement les utilisateurs à accéder à leur carnet d’adresses. Si l’utilisateur n’accepte pas, il sera privé d’invitations à envoyer aux personnes de son choix pour leur permettre de rejoindre le réseau. Si l’utilisateur autorise l’accès, l’application affiche en face de chaque nom de son carnet d’adresses le nombre de contacts que la personne a sur Clubhouse. Ce qui signifie que l’appli accède aux noms, numéros et carnets d’adresses de personnes qui ne sont pas inscrites sur l’application sans leur accord. Ce qui est une entorse au règlement général sur la protection des données (RGPD) en vigueur en Europe. Clubhouse annonce par ailleurs recueillir d’autres données comme la manière dont l’utilisateur interagit avec les autres membres, le temps passé sur l’appli, des informations sur son téléphone. Pour le moment, l’application assure ne pas vendre ces données à des entreprises tierces.

Dernier point de rupture : le modèle économique. Celui-ci diffère des modèles traditionnels fondés sur la publicité au clic ou aux vues (dont les biais sont connus : ils sont de nature à favoriser les émotions fortes et les contenus chocs). A ce stade, le modèle de Clubhouse se concentre sur la communauté et la qualité. Sur CH, on verra probablement du micro-paiement pour pouvoir entrer dans une « salle » fréquentée par des stars ou échanger avec elles. Les marques pourront sponsoriser des salles consacrées à leurs thèmes, et inciter les membres à venir s’inscrire.

Nul doute qu’avec la démocratisation de Clubhouse, les modes d’interaction et le fonctionnement est appelé à évoluer. Le hashtag et le SMS ne sont que des produis issus de l’usage, et beaucoup reste à inventer dans ce vaste mouvement d’extension de l’espace public que nous apporte le numérique. Comme d’autres plateformes avant elle – Whisper, Myspace, Diaspora, Vine – Clubhouse pourrait tout aussi bien disparaître après une première bulle de succès. Une chose est sûre : la voix est une nouvelle frontière du numérique, avec les podcasts, Clubhouse, les capacités croissante de traduction simultanée ou les assistants vocaux. Les annonceurs, les marques et les institutions doivent tester la façon dont ces nouveaux outils peuvent être utilisés dans leur contexte propre, afin de constituer leur courbe d’expérience. Avec le numérique est venue aussi une maxime : « The winner takes all ». Dura lex, sed lex.

Par Paul Marie Dabezies, consultant senior chez Antidox