Algorithmes et tendances TikTok : les réseaux sociaux, véritable caisse de résonance des discours sexistes auprès des jeunes

« Le sexisme commence à la maison, continue à l’école et explose en ligne » : les paroles de la présidente du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, Sylvie Pierre-Brossolette, ont provoqué un véritable émoi dans la société, révélant l’ampleur persistante voire croissante des inégalités de genre et l’omniprésence de ces discours dans notre quotidien. Si le sexiste semble archaïque, ce sont bien les réseaux sociaux qui lui servent de caisse de résonance et façonnent la mentalité d’une génération montante.

Publié fin janvier, le rapport 2023 sur l’état du sexisme en France par le Haut Conseil à l’Égalité (HCE) entre les femmes et les hommes est sans équivoque : le sexisme ne recule pas en France. Au contraire, il perdure et ses manifestations les plus violentes s’aggravent.

Si 82 % des femmes ont déjà le sentiment d’avoir été moins bien traitées en raison de leur sexe, et que 9 sur 10 ont déjà modifié leurs comportements afin d’échapper au sexisme, les injonctions persistent dans le cercle familial. Du côté des hommes, les réflexes masculinistes sont toujours aussi présents : 70 % des hommes estiment qu’un homme doit pouvoir prendre en charge financièrement sa famille (63 % des femmes le pensent aussi) et plus de la moitié de la population trouve normal ou positif qu’une femme cuisine tous les jours pour toute la famille. Certaines injonctions trouvent également leur public auprès des femmes, 58 % d’entre elles considèrent qu’une femme doit faire passer sa famille avant sa carrière. Si le sexisme est toujours bien présent, le constat est d’autant plus alarmant auprès des jeunes : parmi les 25-34 ans, un quart estime qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter, quand 34 % trouvent normal que les femmes arrêtent de travailler pour s’occuper des enfants. 28 % estiment que “les hommes sont davantage faits pour être patrons” (un pourcentage bien plus élevé que les hommes d’autres catégories d’âge, contre 10 % en moyenne). Pour finir, plus d’un homme sur 5 de 25-34 ans considère normal d’avoir un salaire supérieur à une collègue féminine à poste égal.

Si le sexisme est toujours d’actualité à l’école, en famille ou au travail, l’espace numérique n’est pas en reste. D’après le rapport, certains contenus en ligne participent pleinement à la « culture sexiste » et sont une « caisse de résonance » des représentations genrées. Selon le HCE, parmi les 100 contenus les plus vus sur les plateformes (YouTube, Instagram et TikTok), 68 % des publications d’Instagram comportent des stéréotypes de genre, associant le plus souvent les femmes à des rôles maternels et mises en scène dans la sphère privée. Sur YouTube, 88 % des vidéos analysées comprenaient au moins un stéréotype masculin, dont la plupart était associée à des valeurs viriles et à un climat de violence. Sur TikTok, 42,5 % des vidéos, sous couvert d’humour, sont dominées par des représentations dégradantes et humiliantes des femmes. Les hommes non plus ne sont pas épargnés par des stéréotypes à travers des représentations parfois exacerbées de virilité.

Avec un temps d’écran moyen par jour de 4h47 pour les jeunes de 14 ans et 5h23 pour ceux de 17 ans (chiffres issus du baromètre du numérique de 2022), le HCE s’inquiète de la diffusion de masse de ces contenus en ligne, permettant une banalisation et un ancrage profond de la « culture sexiste » dans la société.

« Faisons du sexisme de l’histoire ancienne ! » : la semaine dernière, le HCE a lancé une campagne choc. L’organisation a partagé son clip de campagne, mettant à la suite des images d’archives de l’INA des années 1970, dans lesquelles des hommes tiennent des discours banalisant le viol ou les violences conjugales et des extraits de vidéos TikTok reprenant les mêmes discours. Conclusion : les discours sexistes et violents envers les femmes ont, semble-t-il, encore de beaux jours devant eux.

(Extrait de la vidéo de campagne « Faisons du sexisme de l’histoire ancienne ! » lancée par le Haut Conseil à l’Égalité en janvier 2024)

Tradwife, Stay at home girlfriend : TikTok et le bal des tendances sexistes

Réel berceau des tendances réseaux sociaux, TikTok agit comme un véritable amplificateur des discours sexistes, où ces stéréotypes trouvent une large diffusion. La tendance « Tradwife » (femmes au foyer traditionnelles), promouvant le retour à un idéal conservateur dans le couple et très populaire aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, rencontre un succès grandissant dans l’Hexagone – le #femmeaufoyer génère 44,4 millions de vues -, et inquiète les autorités. Robes colorées des années 50, brushing parfait, maison impeccable et petits plats faits-maison, ces influenceuses d’un nouveau genre prônent un idéal ultraconservateur de femmes d’intérieur entièrement dédiées à leur mari. S’il n’est pas ici question d’une critique du statut de femme aux foyers, la dimension ouvertement et positivement conservatrice (appuyée par un discours religieux) de ces contenus, vantant les mérites d’un mode de vie de femme mariée, soumise aux désirs et à la carrière de son mari, sans emploi, se tenant loin de tout autre homme, et entièrement dédiée à son foyer, pose question sur les 50 ans de luttes qui ont mené à l’émancipation des femmes.

Vidéo de l’influenceuse « Tradwife » @esteecwilliams sur TikTok

Sa petite soeur, la tendance « Stay at home girlfriend » (connu aussi sous le hashtag #SAHG) illustre le quotidien de la petite copine casanière, sans activité professionnelle, en situation de dépendance affective et financière, connaît également un succès retentissant sur la plateforme chinoise. Si ces phénomènes inquiètent, c’est parce qu’ils s’accompagnent le plus souvent de messages sexistes, antiféministes et marquent, dans les mentalités, une réassignation des femmes à la sphère strictement domestique. Au-delà d’une défense des valeurs traditionnelles, les “Tradwifes” et “Stay at home girlfriends” s’érigent en adversaires du féminisme moderne qui prône l’indépendance physique et financière.

Vidéo d’une influenceuse #stayathomegirlfriend “Quand tu as été un modèle sur Onlyfans, mais maintenant tu publies des contenus sur la cuisson du levain, tu vis pour Dieu et tu prends la parole contre le féminisme moderne”

Parmi les autres tendances sexistes du réseau social TikTok, on retrouve la “dark feminine energy”, un concept qui vise à encourager les femmes à « faire sortir la femme fatale » en elle et à prendre le pouvoir, tout en prodiguant des conseils misogynes tels que : cacher ses émotions pour éviter d’être « hystérique », prendre soin de son apparence physique et vestimentaire, ne pas être trop accessible, etc.

Mais la gente féminine est loin d’être la seule à participer à la diffusion des discours sexistes. Une autre tendance, présentée sous forme de « jeu » par l’influenceur Ugo Original consiste à interroger les passants sur leur « body count » (le nombre de partenaires sexuels que quelqu’un a eus dans sa vie). Des vidéos qui donnent le plus souvent lieu à un grand nombre de réflexions sexistes, voire masculinistes. Ce discours fréquemment repris par les influenceurs masculinistes et identitaires fait du « body count » un argument pour illustrer les dérives de la société moderne, et de la tendance « Tradwife » un cheval de bataille pour défendre une idéologie patriote et identitaire, à l’image de Thaïs d’Escufon, ancienne porte-parole du mouvement Génération Identitaire.

Mais ces discours ne sont pas sans conséquence. Récemment, le footballeur Adel Sidi Yakoub s’est vu exclure de son club l’ES Pays d’Uzès, après avoir publié une vidéo dans laquelle il liste les obligations que devra suivre son épouse, reprenant une tendance du réseau social TikTok « Ma femme/Mon mari n’aura pas le droit… ». Avec un impact indéniable sur des centaines de milliers de jeunes hommes ou adolescents, dont les valeurs se construisent aussi – et peut-être surtout – sur les contenus créés par leurs idoles.

Responsabilité des algorithmes: cachez ce sexisme que je ne saurais voir

Pourquoi ces discours prolifèrent-ils sur les réseaux sociaux ? Tout simplement grâce au buzz créé par ces vidéos. En ligne, plus un contenu est visionné, plus il génère de réactions et plus il sera mis en avant par les plateformes. De plus, les algorithmes vont valoriser auprès des utilisateurs les contenus qui présentent une similitude marquée avec ceux visionnés précédemment. Un utilisateur qui regardera une vidéo contenant des propos sexistes se verra proposer toujours plus de vidéos similaires, renforçant ainsi une bulle algorithmique qui contribue à normaliser et amplifier ces discours. Pour l’utilisateur, cette bulle algorithmique renforce le sentiment que ces opinions représentent la pensée générale.

Si les discours sexistes peuvent donner l’impression d’appartenir à une époque révolue, ce sont bien les réseaux sociaux qui leur servent de caisse de résonance aujourd’hui, grâce aux différentes tendances et à la prolifération des discours extrêmes suscitant le “buzz” dans l’espace digital.

S’attaquer aux racines du sexisme pour renverser la tendance

Pour le HCE, le constat est clair : il faut s’attaquer aux racines du sexisme, le combattre là où il naît. Si un code informatique, en apparence neutre, amplifie les discours discriminatoires, c’est aussi parce que sa logique de fonctionnement est le résultat de choix humains susceptibles d’introduire des erreurs et des biais. La filière numérique reste largement dominée par les hommes et en conséquence est caractérisée par une forte culture sexiste. Des discours représentés dans l’espace digital qui sont le reflet des maux que l’on retrouve dans notre société.

Le Haut Conseil à l’Égalité pointe également la responsabilité des plateformes et préconise de réguler l’espace numérique pour les contraindre à auto-évaluer le degré de stéréotypes et de sexisme de leurs contenus les plus vus, sous la supervision de l’Arcom (l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Sollicités par l’organisation, les représentants de Meta et Google se disent favorables à la mise en place de cette auto-évaluation.

Pour pallier ces dysfonctionnements, le HCE formule trois recommandations principales : éduquer à travers un programme d’éducation à l’égalité, réguler la présence et l’image des femmes dans le secteur numérique, sanctionner en faisant du délit de sexisme un véritable outil juridique de condamnation du sexisme.

Finalement, ce rapport s’inscrit dans la lignée des constatations récentes sur la montée des violences en ligne (harcèlement, incitation à la haine, menaces de mort, apologie du terorisme) et représente un défi considérable pour les plateformes pour réguler les algorithmes et offrir un espace d’expression et d’échange sûr pour les utilisateurs.