« Les réseaux sociaux sous surveillance à l’occasion de la campagne présidentielle », par Julien Malbreil

A moins de 2 mois du premier tour, la campagne présidentielle entre dans le vif du sujet, même si l’un de ses principaux protagonistes, Emmanuel Macron, n’a pas encore déclaré sa candidature. Dans les états-majors des candidats, l’heure de la mobilisation a sonné. Elle se traduit par une mobilisation sur le terrain, par les traditionnels meetings, mais aussi par une présence massive sur les réseaux sociaux. En 2022, plus question de sous-estimer leur importance, et la bataille entre les candidats fait rage pour séduire différentes tranches de l’électorat, notamment les plus jeunes. Cette réalité n’a pas échappé à des acteurs mal intentionnés qui voient dans cette campagne 3.0 l’occasion de propager des fake news pour manipuler l’opinion, affaiblir ou au contraire renforcer certains candidats, avec comme but ultime d’affaiblir le fonctionnement de notre démocratie et de servir les intérêts d’Etats ou de groupes étrangers.

Les différentes techniques de manipulation des débats

Plusieurs angles d’attaque sont mobilisables pour altérer notre processus électoral en utilisant les réseaux sociaux : il peut d’abord s’agir de polariser le débat public en poussant sur le devant de la scène certaines thématiques. Immigration, islamisme, laïcité apparaissent comme des sujets particulièrement sensibles et clivants qui peuvent être exploités pour entretenir un climat de peur et de confusion favorable à des candidats situés aux extrêmes de l’échiquier politique. Il s’avère également possible de décrédibiliser certains candidats en propageant ou en accréditant des rumeurs toujours difficiles à combattre. Enfin d’autres discours peuvent impacter la participation électorale en décourageant les électeurs de se rendre aux urnes, par exemple en entretenant le « tous pourris », ou en développant une thématique conspirationniste accréditant la thèse d’une triche électorale organisée et généralisée. 

Etats et groupes complotistes à l’œuvre dans le cadre des campagnes électorales

Ces tentatives pour perturber la campagne électorale peuvent être pilotés depuis l’étranger, qu’il s’agisse de l’action d’Etats hostiles à nos démocraties représentatives et qui mènent là une guerre souterraine réfléchie et organisée, ou de groupes d’individus aux agendas variés mais qui souhaitent exporter leur vision du monde au-delà des frontières. Dans le premier groupe on pense à la Chine, à la Turquie mais surtout évidemment à la Russie, dont on connait bien aujourd’hui les agissements malveillants dans le cyberespace. Déjà à la manœuvre lors des élections françaises de 2017 dans l’affaire dite des « Macron Leaks », elle a aussi été très active lors de l’élection de Donald Trump en 2016, et même probablement en Allemagne dans le cadre des élections législatives de l’automne 2021. Dans le second groupe d’intervenants hostiles mentionnons QAnon et les milieux conspirationnistes blancs qui prônent l’usage de la force pour imposer leurs thèses. Chacun de ces acteurs disposent de relais sur le territoire national pour relayer, voire amplifier, leur propagande.

Viginum, une agence dédiée à la détection des ingérences numériques étrangères

Le temps de la naïveté a heureusement vécu et le gouvernement s’est outillé pour analyser et situer cette désinformation sur les réseaux sociaux, avant de tenter d’ériger des remparts et d’allumer des contre-feux. Il appartient à l’agence baptisée Viginum, créée en juillet 2021, de mener ce travail essentiel de surveillance pour protéger le fonctionnement de notre démocratie. Fort de 70 agents, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères scrute les réseaux sociaux pour détecter les premiers signaux d’une campagne qui serait orchestrée depuis l’étranger. Son travail consiste dans un premier temps à analyser les grandes thématiques de la campagne qui parcourent la toile pour repérer les messages et comptes suspects. A quoi les reconnait-on ? Plusieurs éléments troublants peuvent être recoupés. La divulgation coordonnée de fake news, le partage de photos ou vidéos manipulées constituent des indices à prendre en compte. Mais l’analyse va au-delà : des modèles mathématiques ont été développés pour confondre les forums suspects qui reposent sur l’activisme de quelques intervenants, ou les débats alimentés par les fermes à bots. L’utilisation de techniques de reconnaissances d’image, l’analyse de mots-clés, d’éléments sémantiques comme des mots-dièse, d’éléments chiffrés, de rapprochement entre des profils ou groupe de profils d’intérêt permettent de caractériser des comptes suspects. Un schéma des interactions entre participants à un forum suffit souvent à détecter des anomalies, qui ne proviennent pas forcément d’une puissance étrangère, mais qu’il convient d’analyser.

L’enjeu de la protection des données personnelles

Cette traque suppose de collecter et d’analyser un nombre important de données sur les réseaux sociaux par des techniques d’extraction du contenu de sites, via des scripts ou des programmes automatisés (« webscraping ») ou l’utilisation d’API. Elle se fera sur les plateformes qui nécessitent une inscription, tel que Facebook, Instagram ou Twitter, mais pas sur les messageries privées comme WhatsApp ou Messenger, dont la surveillance dépend de services rattachés à la Défense. Une exploitation automatisée de données personnelles qui fait tiquer la CNIL, laquelle voit là une possible menace sur la liberté d’expression et d’opinion des internautes. C’est pourquoi Viginum s’est doté d’un « comité éthique et scientifique » pour encadrer son action. Elle offre par ailleurs un droit d’accès, de rectification et d’effacement des données personnelles recueillies. Enfin il faut souligner que Viginum n’intervient pas pour contrer les ingérences numériques étrangères identifiées. Elle établit des notes d’analyse qui sont communiquées à différents services étatiques, voire à des homologues étrangers. Charge à eux de mener ensuite les actions nécessaires et proportionnées pour faire cesser les actions hostiles. Si Viginum récolte donc bien des données personnelles, cette activité reste encadrée et vise une cause majeure, à savoir protéger le fonctionnement démocratique et transparent de notre société.   

Par Julien Malbreil, Partner chez Antidox