Guerre en Ukraine et réseaux sociaux : et si Zelensky parvenait à remporter la bataille de la communication face à Poutine ?

“J’ai décidé de lancer une opération militaire spéciale” : ce sont les mots employés par Vladimir Poutine le 24 février dernier pour annoncer l’invasion agressive de son voisin par l’armée russe. En imposant à l’Europe et l’Occident un conflit à l’intensité inédite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le président russe a fait basculer le monde dans une nouvelle ère, rebattant ainsi l’équilibre international hérité de la fin du XXe siècle et faisant rejaillir les craintes d’un conflit interétatique ouvert, aux issues potentiellement dévastatrices. La guerre qui se tient aujourd’hui en Ukraine revêt de nombreux visages par les enjeux sécuritaires, économiques et culturels qu’elle endosse, et la communication en est très visiblement l’un des principaux champs de bataille. Ainsi, Twitter, Instagram, Facebook, YouTube ou encore TikTok servent de nouveaux théâtres aux luttes d’information et à la construction des récits de guerre. Sur ces réseaux, la bataille en cours y est vécue, mise en scène et commentée en temps réel, par un flux continu et massif d’informations. Dès les premières heures du conflit, les images des bombardements et de l’entrée de l’armée russe en territoire ukrainien étaient à la portée des usagers des plateformes numériques.

D’une importance majeure et croissante dans l’Histoire, la maîtrise de l’information est un enjeu primordial pour les parties prenantes d’un conflit armé. Affaiblir son adversaire, renforcer son camp, protéger son image ou influencer l’opinion parfois au-delà des frontières – les différentes stratégies de communication et leurs usages modifient fondamentalement le déroulement d’une guerre. Par sa nature hautement stratégique et symbolique, la communication est l’une des clés de compréhension, des forces et des faiblesses, des succès et des échecs rencontrés par les acteurs d’un conflit.

Si la Russie semble être suffisamment puissante pour satisfaire les objectifs militaires de son président, l’Ukraine, quant à elle, n’a pas encore abandonné les armes et s’attèle à une résistance sans relâche depuis plus d’une semaine. Alors que l’opinion publique a les yeux rivés vers l’Ukraine et sa capitale, sur les réseaux sociaux, c’est une bataille d’un genre nouveau que mène le président ukrainien pour mobiliser sa population et la communauté internationale face à la Russie dans cette première semaine de guerre en Ukraine.

Poutine-Zelensky, deux chefs de guerre aux méthodes de communication antagonistes

Dans la construction des premiers récits de cette guerre aux scénarios aussi imprévisibles qu’inquiétants, l’ancien officier du KGB n’hésite pas à entremêler et invoquer les symboles de la Russie éternelle pour nourrir ses velléités belliqueuses et autocratiques. C’est à la télévision et ancré dans son fauteuil de chef de guerre que ce dernier a, dans un message préalablement enregistré plusieurs jours avant l’entrée de ses troupes en Ukraine, diffuser son annonce de guerre.   : retrouver la grandeur de la Russie, “dénazifier” le régime ukrainien, annihiler la menace occidentale aux portes de la patrie.  Sur Twitter, la présidence russe diffuse cinq heures après le discours de son chef. La publication va susciter “seulement” 13,5k engagements, mais la conquête des réactions n’entre pas dans les objectifs de la communication déployée par Poutine. Ainsi, les réseaux sociaux sont, pour le pouvoir russe, des espaces de communication où les potentiels opposants sont à canaliser. Le gouvernement russe ne s’évertue pas à y déployer une stratégie directe et proactive de conquête d’une opinion plus aisément accessible aux puissances occidentales.

Dans cette lutte, il se pourrait que le principal ennemi de la Russie soit son président et sa volonté de toute maîtrise. Trois jours avant que n’éclate le conflit en Ukraine, Poutine et sa garde rapprochée se sont livrés à une mise en scène, quasiment millimétrée, pour annoncer l’indépendance de la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk en direct à la télévision. L’épisode est marqué par un échange lunaire entre Poutine et son chef du renseignement, se clôturant par les bafouillements et la confusion de ce dernier. Dans cette séquence du lancement de “sa guerre”, Vladimir Poutine s’est heurté aux risques de la vidéo. Si elle peut être une arme redoutable pour asseoir son pouvoir dans ces nouvelles guerres de l’image, la vidéo peut également être révélatrice de faiblesses voire de failles perceptibles par les opposants. A vouloir piloter excessivement le narratif du lancement de cette guerre et en délaissant  délibérément la conquête de l’opinion à l’Ukraine, Poutine persiste dans son isolement, au risque de perdre le soutien fragile de sa population et d’écorner définitivement l’image qu’il s’est construite.

En effet, l’autoritarisme, la puissance militaire et l’appareil communicationnel et propagandiste de la Russie se heurtent, pour le moment, à la résistance de l’armée et de la population ukrainienne, à l’incarnation de celle-ci par Volodymyr Zelenski et à la réaction de la communauté internationale.

Une utilisation massive des réseaux sociaux, un atout de poids pour le président ukrainien face à Vladimir Poutine ?

Face à l’agression russe, Volodymyr Zelensky, a dû répondre sur le terrain militaire comme sur celui de la communication. Pour conserver son pouvoir et tenter  d’imposer son propre récit, le président ukrainien rompt radicalement avec la stratégie de son homologue russe. Qualifié de plus moderne et libéral, il parvient à tirer son épingle du jeu dans la bataille communicationnelle et informationnelle qu’implique la guerre qui se déroule en son pays, et par-delà. En utilisant abondamment les réseaux sociaux pour déployer une communication de proximité avec sa population, interpeller directement la communauté internationale ou se construire une légitimité de chef de guerre, l’ancien acteur populaire, habitué des shows télévisés depuis de longues années, fait preuve d’une grande agilité par sa maîtrise des codes de la communication numérique. Les objectifs poursuivis par les deux présidents sont biens différents et l’évolution de la situation affecte nécessairement leurs façons de communiquer.

En Ukraine, Zelensky a décidé de faire face à la guerre d’information livrée par la Russie en adoptant une posture proactive sur Twitter, Instagram et Facebook. Entre le début de la guerre et le 1er mars, le Président Zelensky a réalisé pas moins de 117 tweets en ukrainien (3,7 millions engagements) et 106 tweets en anglais (9,2M engagements) portant le total à 223 publications sur Twitter pour près de 13 millions engagements. En moins d’une semaine, son activisme et son influence digitale ont explosé. Alors que son taux d’activité sur Twitter a gravité en 2021 autour des 30 publications hebdomadaires, celui-ci a été multiplié par 6 lors de la 1ère semaine du conflit.  Son nombre d’abonnés a été multiplié par 8, avec près de 500k followers au début du conflit, le compte Twitter du président ukrainien en dénombre pas moins de 4,3 millions au 1er mars. La vidéo dans laquelle il se montre au deuxième jour, face caméra, seul dans les rues de Kiev[1] a suscité à elle seule 18,4 millions de vues et 514,7k engagements sur Twitter. Même constat sur Instagram, où sa vidéo en réaction aux premiers bombardements russes[2] a été vue plus de 6 millions de fois et a suscité 596k likes.

 

Figure 1 : Evolution comparé du taux d’activité des compte Twitter de Volodymir Zelensky et du Kremlin entre le 1er février et le 1er mars
(En rose, le président ukrainien et en violet, Vladimir Poutine)

Inévitablement, les réseaux sociaux sont aujourd’hui l’un des principaux terrains d’expression de ces nouvelles luttes de l’information, et, la guerre en Ukraine est, et en sera, l’objet de nombreuses analyses. S’il est encore trop tôt pour dresser des conclusions sur l’impact véritable des réseaux sociaux dans ce conflit, il est indéniable qu’ils constituent une caisse de résonance majeure, influençant en temps réel la construction des opinions. Une semaine après l’attaque russe, le sujet continue de faire couler beaucoup d’encre. Rien que dans la sphère digitale française, les mentions du mot “Ukraine” ont suscité 4,4 millions de tweets (35,2M engagements) entre le 1er février et le 1er mars dont 3,6 millions depuis le début du conflit.

 

Figure 2 : Evolution des mentions Twitter du mot “ukraine” en France entre le 1er février et le 1er mars

 

Derrière cette communication digitale spontanée et accessible, le pouvoir ukrainien poursuit une stratégie aux objectifs concrets, pouvant impacter le déroulement militaire de ce conflit. L’intense campagne menée par Zelensky sur les réseaux sociaux pour tantôt exhorter sa population à résister face à l’agresseur, tantôt appeler à un sursaut solidaire de la communauté internationale s’avère pour le moment efficace. Les adresses faites par le président ukrainien rythment le récit du conflit et son existence digitale fait office de signe de vie pour l’un des principaux protagonistes. Au-delà d’être le lieu d’expression de deux chefs de guerre tentant d’influer sur le narratif de celle-ci, les réseaux sociaux constituent un lieu d’information, d’entraide et de témoignages de soutien aux civils, comme aux militaires. En effet, si l’Ukraine semble esseulée sur le champ de bataille, elle parvient malgré tout à mobiliser le monde occidental dans son combat. En pressant les puissances occidentales à réagir, et ses dirigeants à apporter leurs soutiens, le président ukrainien l’a compris, conquérir l’opinion publique pourrait être décisif dans ce conflit polyforme, dont le déroulé se joue en temps réel sur les plateformes numériques.

Quand Poutine voit, par la nature de son action militaire, sa position fragilisée à l’international et en Russie, le contraignant à s’isoler, Zelensky, de son côté, abat ses cartes pour obtenir le soutien des Occidentaux. En maniant habilement les codes des réseaux sociaux, il est parvenu à mobiliser son pays et la communauté internationale. Le style direct du président incarnant la résistance ukrainienne sur le terrain tranche avec l’image d’un Vladimir Poutine rigide, retranché, s’exprimant depuis les fastueux décors du Kremlin. Isolé sur la scène internationale, Poutine pourrait craindre un accroissement des oppositions sur son sol de la part des acteurs politiques et économiques clés, et surtout de sa population. De par sa puissance, le digital est, et sera, un espace de lutte aux enjeux majeurs. Dans ce conflit ouvert, l’appareil de propagande étatique de la Russie joue un rôle majeur, et les sanctions formulées par l’Union européenne et les plateformes numériques à l’encontre de Sputnik et Russia Today, médias financés par le pouvoir russe, prouvent de l’importance de ce combat de l’information. De l’autre côté de l’Oural, le gouvernement russe s’efforce encore et toujours à limiter l’accès aux plateformes numériques par sa population.

A l’ère des réseaux sociaux et face à Vladimir Poutine, le président ukrainien endosse le statut d’outsider crédible, sur le volet de la communication digitale, parvenant à faire basculer à son avantage l’une des armes maîtresses du dirigeant russe qu’est l’influence stratégique. L’actualité brûlante de la semaine dernière ne doit pas laisser place à la formulation de conclusions trop hâtives sur l’influence réelle des réseaux sociaux. Si Volodymyr Zelensky semble remporter la bataille de l’influence digitale, et a  permettront d’apprécier plus précisément l’impact réel et symbolique de la communication sur les réseaux sociaux en temps de guerre.


[1] https://twitter.com/ZelenskyyUa/status/1497450853380280320
[2] https://www.instagram.com/tv/CaWbyZLATKY/?utm_medium=copy_link