Dimanche dernier 14 mars, le Premier ministre Jean Castex était l’invité du journaliste Samuel Etienne sur sa chaîne Twitch pour répondre aux questions des internautes. La semaine d’avant, c’était l’ancien président de la République François Hollande. Ce sera peut-être bientôt le tour de Marine Le Pen. Sur Youtube, il y a un mois, McFly et Carlito ont produit une vidéo sur demande d’Emmanuel Macron pour inciter les Français à respecter les gestes barrières. Avec un défi, réussi en un peu plus de 24 heures : si celle-ci atteignait 10 millions de vues, ils pourraient venir à l’Elysée pour faire avec lui un concours d’anecdotes. L’intérêt des dirigeants politiques pour les réseaux sociaux n’est pas nouveau : en 2017, Emmanuel Macron et Marine Le Pen faisaient déjà campagne sur Snapchat, en décembre 2020 le président annonçait sur son compte TikTok qu’il était positif au Covid-19…
Mais aujourd’hui deux facteurs accélèrent ce processus.
Le contexte sanitaire est évidemment favorable aux réseaux sociaux. Il a favorisé la croissance de Twitch, TikTok ou YouTube et le lancement récent de ClubHouse. Les périodes de confinements et de baisse drastique des rapports sociaux en présentiel ont développé de manière exponentielle les formats vidéos et audios.
Le second facteur est l’approche des élections présidentielles françaises. Les stratèges politiques ont bien compris la nouvelle place qu’occupent désormais les réseaux sociaux, qui, s’ils ne se substituent pas aux médias classiques, les rattrapent dans leur légitimité et les dépassent parfois par leur audience. Cette audience a une dimension générationnelle : 65% des utilisateurs des réseaux sociaux ont moins de 35 ans en 2020. 33% de cette même tranche d’âge s’est abstenue lors du second tour des élections présidentielles en 2017, ce qui constitue la plus forte proportion de toutes les tranches d’âge. L’un des enjeux étant de convaincre les abstentionnistes, les moins de 35 ans apparaissent aujourd’hui comme une cible prioritaire, d’où l’intérêt pour les réseaux sociaux.
Mais l’utilisation de ces outils par les politiques fait parfois débat auprès des utilisateurs. Chaque plateforme a en effet sa communauté, son histoire et ses usages.
Twitch naît en 2007, de l’ambition de 4 jeunes américains de 25 ans, Justin Kan, Kyle Vogt, Emmet Shear et Michael Seibel, sur la plateforme de streaming Justin.tv, puis devient une plateforme exclusive de streaming de vidéos de jeux vidéo en 2011. En 2014, Amazon rachète Twitch pour 970 millions de dollars (810 millions d’euros). Le réseau social connaît aujourd’hui 17,5 millions de visiteurs uniques par jour dans le monde et 1 million de visiteurs uniques par jour en France.
Twitch sert aujourd’hui encore à diffuser massivement des vidéos en temps réel ou décalé de parties de jeux vidéo. Mais l’offre s’est professionnalisée, avec des diffusions officielles de compétitions d’eSport en direct, comme League of Legends ou Rocket League, et de nouveaux types de contenus ont vu le jour : diffusion de Live Streams musicaux, rapidement limités à cause de la problématique des droits d’auteurs, ou de simples discussions qui permettent aux diffuseurs populaires de créer une relation forte avec leurs abonnés. Ce que fait Squeezie, le premier youtubeur français, avec 15,7 millions d’abonnés, qui utilise Twitch comme complément. Les vidéastes de YouTube Gaming ont mis en place un système simple : diffuser pendant plusieurs heures sur Twitch, puis faire un contenu monté résumant les meilleurs moments de la session-live accessible sur YouTube.
On assiste aussi à la présence croissante de Live Streams sur des sujets de débats politiques et de société, reprenant souvent les codes de la télévision en les réadaptant. C’est le cas de l’émission de Samuel Etienne qui explique : « Cette génération est née avec l’interactivité des réseaux sociaux. Elle a du mal à recevoir un message d’information unilatéral et de manière passive, comme lorsqu’on regarde un journal télévisé. »
Ce dernier est à l’origine un journaliste « classique », présent sur la chaîne France info tous les matins et sur France 3 pour « Questions pour un champion ». Il a lancé sa chaîne Twitch en décembre 2020 et connaît 366 000 abonnés en proposant tous les matins une revue de presse dans #LaMatinéeEstTienne qui a pour but de rendre l’actualité accessible à un public jeune. Avec son format #LaRencontreEstTienne le journaliste compte recevoir les représentants de chacun des grands partis politiques. Les rencontres avec François Hollande et Jean Castex ont respectivement connu des pics à 84 000 et 85 000 vues, ce qui est assez remarquable pour un rendez-vous aussi récent.
Le lendemain du passage de Jean Castex, des extraits sont diffusés dans les matinales, dans lesquelles les chroniqueurs pointent du doigt un format qui ne présente finalement pas de grandes différences avec une interview télévisuelle classique ou même une conférence de presse. Sur TF1, on parle d’interview « un peu malaise », Libération le met dans la catégorie « flop », et présente le premier ministre comme « vintage ». Sur Radio France, on parle aussi de « promesses restées sans effets ».
Sentiments nets exprimés sur les réseaux sociaux avec le hashtag #LaRencontreEstTienne
Source : Talkwalker
Sur les réseaux sociaux, les sentiments exprimés à la suite de cette interview sont aussi mitigés : alors que le passage du Premier ministre suscitait une attente positive, les commentaires après l’interview ont été clairement négatifs, marqués par de la déception et des critiques.
Sur Twitch, le Premier ministre Jean Castex a voulu donner une image différente des habituelles conférences de presse : sans cravate, il a annoncé dès le début qu’il s’adressait à un public peu habitué des discours officiels et s’est déclaré prêt à répondre à toute question directe. La réalité de l’échange avec Samuel Etienne et avec les internautes a été marquée par un retour des éléments de langages habituels, sans se détacher d’une posture institutionnelle, excepté pour donner son avis sur la fin du match de rugby de la veille opposant l’Angleterre au XV de France. Les questions ont été limitées puisque sur Twitch le chat n’est accessible qu’au suiveurs assidus de la chaîne : pour participer aux discussions, il faut être inscrit sur la plateforme depuis au moins deux mois, ensuite chaque chaîne fixe ses propres règles. Chez Samuel Etienne pour pouvoir poser une question, il faut 3500 « points de chaîne ». Ces points, on en gagne 10 par tranche de 5 minutes. Ce système a réduit de manière conséquente les possibilités pour les internautes de poser une question au Premier ministre. Cette situation a entretenu le sentiment négatif des habitués de Twitch qui ont toujours été réticents à l’arrivée des politiques sur leur plateforme. C’est ce que confirme le premier streamer politique de Twitch, Jean Massiet : « Une partie de la communauté Twitch voit d’un mauvais œil l’arrivée des grands médias et des grands politiques. Il y a parfois un sentiment d’aigreur à voir une plateforme très spécifique, historiquement liée aux jeux vidéo, très communautaire, très bienveillante, un peu polluée par des contenus, par des personnalités que l’on connait déjà, que l’on voit ailleurs et qu’on ne veut pas particulièrement voir sur Twitch ».
Comme tous les réseaux sociaux, Twitch connaît une exposition grandissante au grand public en raison de la venue des politiques. Si ce nouveau tournant est inévitable pour la plateforme, il n’en demeure pas moins risqué pour ses nouveaux arrivants. La présence des personnels politiques, si elle veut être durable, doit être préparée par une connaissance fine des enjeux propres à chaque réseau social ainsi que par la mobilisation plus large des militants connaisseurs de la plateforme. Une interview donnée au Figaro, au Monde ou au JDD peut utiliser les mêmes mots, en revanche une intervention sur Twitch, YouTube, Instagram, TikTok ou ClubHouse, nécessite de s’insérer dans un nouveau langage. Tout en assumant ce qu’ils sont, sans dénaturer leurs propos ou leur personnalité, il appartient désormais aux politiques d’apprendre ces nouvelles langues et de les travailler, de les pratiquer, s’ils ne veulent pas rentrer dans des dialogues de sourds.
Par Paul Marie Dabezies, consultant senior chez Antidox