Editorial – « Refaire surface » par Xavier Desmaison, président d’Antidox

« Ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ». Dans ce passage de son Obsolescence de l’homme (1956), Günther Anders s’inquiétait déjà de la complexité de nos systèmes socio-industriels. Le premier époux d’Hannah Arendt nous engageait dans la prise de conscience de l’impact de notre production sur les écosystèmes naturels ainsi que sur l’être humain. Le titre de son ouvrage est sans équivoque ; Günther Anders n’était pas optimiste.

Après plus de dix-huit mois de lessiveuse Covid-19, avec ses incertitudes et « stop-and-go » économiques, la nécessité de prendre des décisions déterminées ou audacieuses pour revoir les organisations, la prise en compte d’une forme d’angoisse collective et individuelle, cette question des capacités de représentation des dirigeants apparaît comme tout à fait déterminante. Après tout, l’été arrive, période parfois propice à la prise de recul et, avec un peu de chance, à une diminution de la charge cognitive ! Comment éviter que ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ? Comment les dirigeants peuvent-ils améliorer leur compréhension en temps réel de leur organisation et de son impact sur la société ?

Depuis les années 1950, quand le même Günther Anders, avec ce coup d’avance qui caractérise certains penseurs, nous disait que « tout le monde est d’une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile », il faut d’abord remarquer les énormes progrès réalisés pour comprendre notre production. Nul doute qu’avec l’engagement de nombreuses entreprises dans les projets de décarbonation, chacune à leur niveau, depuis la modélisation des émissions de CO2 par le Giec jusqu’au déploiement des bétons bas-carbone d’Eqiom, de l’efficacité énergétique d’Engie ou d’Ynergie, ou de la décarbonation des chaînes logistiques de Geodis, nous essayions de faire mentir Günther Anders. Certes, tout n’est pas parfait, et les tenants de « l’urgence climatique » et du catastrophisme ont beau jeu de mettre au jour la fragilité des actions engagées pour lutter contre le changement climatique. Mais beaucoup a été fait pour se hausser à un niveau suffisant de représentation et de responsabilité et reprendre la main sur ce que nous produisons. C’est probablement une première dans l’histoire. Cette expérience permettra, peut-être, de définir des recettes et des modes opératoires pour traiter d’autres problèmes. Pour réussir une telle transition, il faut en effet mobiliser des capacités de modélisation et de prévision, des outils de simulation des processus, des innovations permettant de transformer des structures industrielles, des structures juridiques et financières…

Si les pistes de solution commencent à se dégager pour traiter ce grand problème commun du changement climatique, d’autres questions paraissent aujourd’hui beaucoup moins abordées. Que dire par exemple de la diffusion des réseaux sociaux à l’échelle planétaire ? Par exemple : Twitter et Facebook ont-ils raison de censurer Donald Trump ? Alors que ces réseaux sociaux sont devenus le premier espace d’information pour une partie de l’humanité, est-il normal de laisser des opérateurs privés choisir ceux qui ont le droit de s’exprimer ? A contrario, est-il prudent et sérieux de laisser cet espace sans maîtrise, compte tenu des larges possibilités de manipulations des esprits qu’il permet, si l’on maîtrise suffisamment les algorithmes et les outils de communication ? Nous avons bien produit là, à ce stade, un nouvel espace de discussion qui dépasse nos capacités de représentation et de responsabilité : comment modéliser, anticiper, maîtriser, comprendre ces milliards de tweets, posts, images, emojis échangés chaque minute ? Et ce n’est là qu’un exemple d’un problème commun complexe généré par nos modes de production.

A l’échelle du dirigeant individuel, la phrase de Günther Anders nous amène à réfléchir à la maîtrise des chaînes industrielles et économiques complexes. La clé est probablement dans l’intégration stratégique, c’est-à-dire à niveau comex, de fonctions jusqu’à présent parfois considérées comme purement exécutoire. Le droit est par exemple devenu un instrument stratégique absolument majeur : ces derniers jours, la Russie a décidé de débaptiser notre appellation contrôlée Champagne, Donald Trump attaque en justice directement les dirigeants de Facebook et Twitter, et le grand projet américain JEDI est abandonné suite à des contentieux juridiques. Maîtriser l’outil juridique, si profond, raffiné et complexe, au plus niveau stratégique, quand il est moins bloquant que créateur de situations nouvelles, est de plus en plus capital.

La maîtrise des données de la production jusqu’à atteindre un haut degré de représentation est tout autant essentielle, jusqu’à repenser totalement le fonctionnement d’entreprises ou de chaînes de valeur. Les capacités de Dassault Systèmes permettent par exemple de modéliser un objet, pour ensuite optimiser virtuellement les émissions de CO2 ou les coûts de fabrication en faisant varier la forme ou la matière. Les algorithmes de la start-up Celonis, la mieux valorisée d’Allemagne (11 milliards d’euros) modélisent les processus des entreprises pour ensuite les accélérer et les rendre plus efficaces (« process mining »). Simuler et repenser complètement des processus, des produits, des usines, des villes : voilà une façon de reprendre la main sur la production, et de ne pas la laisser excéder nos capacités de représentation et de responsabilité.

Cela veut dire repenser suffisamment sa gouvernance et ses méthodes pour être capable de mobiliser des compétences techniques pointues comme le droit ou l’informatique, au niveau de la stratégie. Un beau défi à méditer sur les plages.

Par Xavier Desmaison, président d’Antidox