« TRUTH Social : le réseau social de Trump… à l’assaut des Gafa » par Emeline Invernizzi

« Je sais que tout le monde ici se mettra bientôt en route vers le Capitole, pour manifester pacifiquement et patriotiquement » : les événements du 6 janvier à Washington, au cours desquels plus de 10 000 partisans de Donald Trump ont marché sur le Capitole à la demande du président ont effrayé une partie de l’Amérique, déclenchant la création d’une commission parlementaire dédiée. Ils ont entraîné les Gafa, accusés de ne pas avoir réagi avec une efficacité suffisante, dans une nouvelle crise. La série des « Facebook papers », ces fuites de documents internes, révèle depuis quelques jours que le réseau social a paru débordé par l’événement, pris dans cette contrainte nouvelle posée par le développement des réseaux sociaux : comment filtrer de façon pertinente des contenus dangereux pour la société sans nuire à la nécessaire liberté d’expression ? Le problème est quantitatif (nombre de modérateurs insuffisant en situation de crise et dans certaines langues ; incapacité des algorithmes de filtre à identifier les contenus problématiques dans la masse des contenus). Il est technique, car les algorithmes destinés à sélectionner les contenus pertinents pour chaque internaute induisent des effets complexes et difficiles à anticiper. Il est qualitatif, politique et philosophique : comment définir un consensus sur les critères qui permettent de décider de la suppression ou de l’existence d’un contenu ? Refusant d’être immobilisés par cette complexité et suite au tollé consécutif à l’entrée intempestive des militants pro-Trump dans le Capitole, les réseaux sociaux les plus influents, Facebook, Twitter ou Youtube, ont pris une mesure ferme : le bannissement des comptes de Donald Trump. Un rude coup pour l’ancien président, dont une part du capital politique dépend de son utilisation radicale des réseaux sociaux.

En réponse à cette mise à l’écart, il a annoncé mi-octobre 2021 le lancement de TRUTH Social, son propre réseau social, opéré par la fusion entre Trump Media & Technology Group et Digital World Acquisition Corp. Une annonce qui a fait le buzz à Wall Street, avec une cotation en bourse et un envol allant jusqu’à +350%, le jeudi 21 octobre. Une occasion pour Donald Trump de prolonger le récit de son combat entre le discours qu’il incarne, placé opportunément du côté de la vérité, de l’authenticité et des valeurs américaines, face aux médias de l’élite, leur censure, leur politiquement correct et leur trahison du peuple américain.

Ce nouveau réseau social repose la question de l’équilibre entre censure et contrôle des contenus et l’ancien président peut sans difficulté placer les réseaux sociaux face à certaines contradictions : « we live in a world where the Taliban has a huge presence on Twitter, yet your favourite American President has been silenced », a-t-il noté.

Un réseau à l’image de Donal Trump

Le nom du nouveau média en dit long sur sa vocation : TRUTH Social arbore pour la politique de l’ancien président des allures de slogan. Un réseau social qui sera donc axé sur des sujets politiques et sociétaux, se démarquant ainsi des entreprises qui avaient exclu l’ancien président, et promouvant une « véritable liberté d’expression ».

TRUTH social prend également des allures de revanche personnelle, mais aussi de pari pour Donald Trump. Il a notamment affirmé vouloir « résister face à la tyrannie des géants des technologies qui ont utilisé leur pouvoir unilatéral pour réduire au silence les voix dissidentes en Amérique ». Est-il vraiment capable de faire de l’ombre à Facebook, Twitter, YouTube ou encore Instagram ? A ce stade, les réseaux sociaux alternatifs conservateurs comme Parler ou Gab n’ont pas rencontré le succès qu’ils espéraient. Le média tech américain The Verge notait en juin 2021 que « selon les données de Sensor Tower, les téléchargements de Parler sont passés de 517 000 en décembre [2020] à 11 000 en juin [2021] ». Si seul l’avenir nous confirmera ou non l’étendue de la puissance de TRUTH Social, nous pouvons déjà spéculer sur une forte affluence des partisans de l’homme politique. Lorsqu’il était encore présent sur les réseaux sociaux, l’ancien président cumulait 88 millions d’abonnés sur Twitter, 35 millions sur Facebook et 24 millions sur Instagram. Une très bonne base d’abonnés donc pour espérer rassembler les foules sur son tout nouveau média. Mais Donald Trump n’est plus président, et l’intérêt qu’il suscite aujourd’hui dans la société américaine est à peine plus élevé qu’avant 2014, comme le montre le graphique suivant, qui présente le volume de requêtes « Donald Trump » sur Google.

La version bêta, prévue dès novembre 2021, ne sera disponible que sur invitation. La généralisation de la plateforme est quant à elle prévue pour le premier trimestre 2022. Une manière pour le réseau de favoriser l’entre-soi mais aussi la constitution d’une communauté de partisans déjà existante.

En seulement une semaine, « Truth Social » a fait l’objet de 226,8k mentions et a suscité 2,2M d’engagements dans le monde.

La stratégie du réseau social politique fonctionnera-t-elle ?

Martin Avila, le président de la société Rightforge qui va héberger le nouveau réseau social, a dit se préparer à accueillir 75 millions de personnes : de quoi rassembler une partie des conservateurs américains en préparation d’une prochaine campagne électorale.

L’approche est de nature à renforcer le mouvement anti-Gafa présent dans la société américaine, que l’on peut retrouver, pour différentes raisons, chez les Républicains comme chez les Démocrates, comme le montrent les « Facebook Papers ». Donald Trump entend récupérer et densifier la tendance : “Everyone asks me why doesn’t someone stand up to Big Tech? Well, we will be soon!” Les tentations sont grandes aux Etats-Unis d’affaiblir des Gafa jugés trop puissants en favorisant une concurrence de plateformes sociales plus petites.

S’il réussit à installer son réseau social, il pourrait contribuer au morcellement des régimes d’opinions et à l’effondrement d’un espace de débat public commun dans la démocratie américaine. Le cloisonnement d’un réseau joue de manière considérable dans la propagation des idées, comme l’a rappelé Laurent Gayard, professeur d’histoire et de sciences politiques : « L’une des caractéristiques principales des réseaux sociaux est d’enfermer les gens dans leur bulle d’opinion, c’est d’ailleurs sur cette caractéristique que l’on pourrait fonder la raison d’être de Facebook et sa plus-value du point de vue économique » (Le Figaro, 25 octobre 2021). Mais les fameux phénomènes de bulle d’opinion ne sont pas toujours avérés, et les plateformes sociales comme Facebook ou Youtube ont introduit des mécanismes pour contrer cet effet algorithmique. L’effet de plateforme de masse des grands réseaux sociaux pourrait donc générer un effet positif pour la discussion en ligne au sens large, à condition qu’un travail permanent soit mené pour optimiser les algorithmes et investir dans la modération.

La réussite de TRUTH Social pourrait morceller les réseaux sociaux autour d’algorithmes et de règles différentes. La tentation de créer des réseaux sociaux politiques a déjà existé dans le passé – elle n’a pas fonctionné jusqu’à présent, probablement en raison de la loi du « winner takes all » qui fait que plus un réseau est utilisé, plus il est intéressant pour chacun de l’utiliser. Mais un bon lancement de TRUTH Social pourrait donner envie à d’autres leaders politiques de lancer leurs propres réseaux sociaux. Et donc participer à transformer à moyen terme les conditions du débat démocratique dans nos sociétés.

Par Emeline Invernizzi, Consultante chez Antidox