« Parodies, farce et transgression : la généralisation du détournement pour « faire le buzz » » par Xavier Desmaison

Beaucoup a été dit sur les « fake news », mais la catégorie intermédiaire de la farce et de la parodie est beaucoup plus passionnante. Depuis quelques années maintenant, nous sommes de plain-pied dans une ère de l’autodérision, du détournement des codes et des formats, dans une société où dominent la bouffonnerie féroce ou potache, qui remplacent une réalité jugée terne et peu attractive. Comment en effet émerger du bruit ambiant sans transgression ? Le président de la République nous en a donné un exemple il y a quelques jours, et chaque candidat mesure en ce moment le risque qu’il souhaite prendre pour gagner en visibilité. Est-il possible de « percer » sans « casser les codes » ? Si la stratégie de la disruption a été théorisée longuement par les gourous de la publicité, c’est en ce moment l’utilisation de la parodie et de la farce qui fait recette. Avec un jeu entre réel et virtuel qui accentue nos égarements entre réalités parallèles. La brillante bouffonnerie de Netflix « Don’t look up », qui présente les réactions absurdes de nos sociétés face à l’annonce du risque de destruction de la terre par une comète, a récemment pointé certains de nos travers : plaisanteries au journal télévisé devant l’explication maladroite du scientifique, manipulation politique de l’information par les différents gouvernants, intervention intempestive du capitalisme technologique… La farce et la caricature s’amusent avec les biais de nos sociétés, c’est leur rôle. Sur les réseaux sociaux, les militants et porteurs d’alertes climatiques sont allés plus loin en utilisant « Don’t look up » comme un support dans leur stratégie de communication, en assimilant comète et réchauffement climatique. Rien de tel pour faire passer une idée que du faux qui induit du vrai (et vice et versa)…

Parodier pour capter l’attention

Cette intrusion massive du détournement et du mélange des genres se manifeste constamment sur nos réseaux sociaux préférés comme sur les plateaux de télévision les plus conventionnels. Reconnaissons qu’elle peut être drôle, bien vue, ou au contraire agaçante et contre-productive à force d’être systématisée. Mais les traditions républicaines, avec leurs codes parfois rigides fournissent un terrain de jeu privilégié à la parodie. Qu’il semble loin le temps où la Marseillaise chantée sur un air de reggae par Gainsbourg faisait scandale ! Aujourd’hui le recyclage des symboles et moments républicains va beaucoup plus loin sans provoquer la moindre polémique. Et permettent d’envisager des stratégies commerciales amusantes, comme les récents vœux de Xavier Niel, le patron de Free, qui miment ceux du président de la République.

Il s’agit ici de détourner une tradition bien établie pour gagner en attention et décliner les offres de l’opérateur téléphonique, conformément au positionnement de free, trublion du secteur. C’est aussi l’occasion de moquer le politique dont les engagements n’auraient pas la force de ceux d’une entreprise comme Free, pour terminer par des propos « familiers » qui peuvent en rappeler d’autres.

Les réseaux sociaux fragilisent les programmes fédérateurs

Plus étonnant au premier abord est l’usage du journal télévisé de 20 heures à des fins directement commerciales, comme ceci a été fait sur TF1 lors du passage remarqué de Stromae pour promouvoir la sortie de son nouvel album. Le chanteur, à l’occasion de la sortie attendue de son album par ses fans, répond à une question en chantant en avant-première un nouveau morceau. Un épisode que l’on peut juger sympathique, drôle et intéressant, mais aussi outrageusement promotionnel et préparé, suivant l’humeur du moment.

Beaucoup se sont offusqués de cet infotainment promotionnel, perçu comme une transgression des codes du journal d’information télévisée, encore regardé par des millions de Français. C’est aussi qu’originellement véhicule privilégié d’une information austère se voulant vérifiée et équilibrée, le journal télévisé, en perdant des téléspectateurs au profit des autres chaines mais surtout d’Internet, cherche aujourd’hui autant à divertir qu’à informer. Dans la concurrence des médias et des réseaux sociaux pour l’information, le JT s’adapte.

Les documenteurs, quand le militantisme avance masqué

Mais si le divertissement est coloré d’information (« Don’t look up »), si l’information se fait divertissement (Stromae sur TF1), que dire des parodies d’information, dont l’objectif est de peser dans le débat public en singeant les codes de l’information pour acquérir une crédibilité suffisante et diffuser des contenus faux ou militants ? Il s’agit ici, dans le contexte d’une véritable guerre « informationnelle » de participer à la construction d’un récit au service d’une cause, qu’elle soit politique, économique ou culturelle. Un procédé qualifié de « documenteur » et bien couvert par Frédéric Thomas, Thomas Durand, Faustine Boulay et Thibault Renard dans leur récent article, Les documenteurs, nouvelle arme dans la guerre de l’information, publié dans la Revue Internationale d’Intelligence Economique. Ainsi du documentaire « Hold-up » qui, sous les apparences d’un travail journalistique, prétendait en 2020 dévoiler la réalité de l’épidémie et défendre le professeur Didier Raoult et l’hydroxychloroquine. Sur d’autres sujets, les documentaires « Loose Change », ou encore « La Révélation des Pyramides », ont participé du même procédé. Se mettent ainsi en place, pour les internautes adeptes de ces théories, des réalités parallèles qui prennent appui sur la distorsion de faits souvent réels et participent à des croyances qui forgent des communautés étanches à la contradiction.

A l’ère des algorithmes triomphants, faut-il casser les codes pour réussir ?

La stratégie du jeu avec les codes, si elle n’est pas nouvelle, est passée à l’échelle, au croisement de plusieurs tendances. Nous sommes dans l’ère du cool, de l’« homo festivus » de Philippe Muray, de la dérision, mais aussi de l’esprit critique et de la raison cynique d’un Peter Sloterdijk. Nous sommes aussi dans l’ère de la différenciation à tout va : plutôt qu’affronter ses compétiteurs sur leur terrain, il s’agit de créer une nouvelle demande dans un espace stratégique vierge. W. Chan Kim et Renée Mauborgne proposent dès 2005 aux entrepreneurs, dans leur ouvrage Stratégie Océan Bleu : Comment créer de nouveaux espaces stratégiques[1], de former grâce à l’innovation utile des océans bleus, à savoir des marchés qui n’existent pas encore et dont ils fixeront les règles. Et puis, nous voici aussi dans un moment ou domine le mythe de l’entrepreneur, présenté comme un héros en lutte contre la normalité et qui finit par surmonter l’incrédulité : un mythe largement repris dans les success-stories de start-up ou de manager. Le monde tel qu’il existe, avec ses règles et sa pesanteur, ne constitue plus un socle qui permet de se projeter dans l’avenir mais un poids dont il faut s’affranchir. Avec ce dicton longtemps très prisé de la Silicon Valley, « fake it until you can make it », qui a conduit à certaines catastrophes entrepreneuriales, comme celle de Theranos, dont la présidente à été reconnue coupable le 3 janvier 2022 de fraude et d’escroquerie envers ses investisseurs.

Dans notre société du code, dans laquelle les algorithmes semblent vouloir prendre le contrôle de nombre de nos comportements, la société du spectacle permanente chère à Guy Debord met en exergue le « cassage de code », alternativement au service du spectacle ou pour mieux vendre, mais aussi pour favoriser l’esprit critique ou a contrario pour mieux manipuler.

[1] Edition Pearson, 2015

 

Par Xavier Desmaison, CEO d’Antidox