« L’écriture inclusive : nouvelle préoccupation graphique » par Alwine Morel

L’écriture inclusive, apparue il y quelques temps maintenant, pose la question d’une évolution de notre langue qui permettrait de réduire les biais linguistiques. Plusieurs études mettent en lumière la nécessité de l’inclusion des femmes à l’écrit, pour donner une visibilité égale aux genres. En effet, la règle grammaticale selon laquelle “le masculin l’emporte sur le féminin” n’est pas neutre d’après la recherche scientifique. Elle engendre des représentations mentales qui créent des blocages et nous empêchent, toutes et tous, inconsciemment, d’imaginer des femmes dans certaines situations ou métiers par exemple. Dans ce contexte, quel rôle joue la graphie (la représentation écrite d’un mot ou d’une lettre) pour la langue française et l’écriture de demain ?

Analyse du nombre de mentions et engagement du mots clés « écriture inclusive » depuis 13 mois

Captures de plusieurs médias employant l’écriture inclusive

Le point médian de la discorde

Depuis deux ans, suite à une proposition du Haut Conseil à l’égalité des hommes et des femmes (« Pour une communication publique sans stéréotype de sexe Guide pratique », Juillet 2016 HCE), nous voyons de plus en plus apparaître un symbole typographique qui n’avait jusqu’alors pas d’utilité spécifique dans la langue française : le point médian (aussi appelé point milieu ou encore point d’altérité). Ce point permet au sein d’un même mot l’utilisation du féminin et du masculin. Il est utilisé aujourd’hui fréquemment dans les médias pour toucher un large public, et employé par certains établissements, associations ou entreprises, qui ont à cœur de parler à toutes personnes sans distinction de genre. 

Son usage s’est très vite répandu, popularisant de fait cette nouvelle norme. A tel point qu’elle a notamment fait l’objet de fake-news, attisant l’angoisse des personnes qui s’y opposent et qui y voient, une dégradation impudente de leur langue maternelle.

Plus concrètement, ses opposants affirment que ce signe rendrait la lecture trop compliquée, voire impossible. Que ce soit sur l’axe de la lisibilité, de la compréhension ou de l’esthétisme des textes, celle-ci nuirait à l’apprentissage de la langue.

Sur ce point, plusieurs études allemandes tendent à prouver qu’il s’agirait d’une habitude de lecture à prendre. Pour le moment, les expériences menées notent que nous lisons plus rapidement un texte accordé au masculin qu’un texte en écriture inclusive, le cerveau s’attardant sur les mots inclusifs lors de la première lecture. Les fois suivantes, cette différence n’est même plus soulignée par le cerveau : les temps de lectures sont les mêmes pour les quatre textes.

L’écriture inclusive est déjà présente ici et là dans notre quotidien depuis les années 2000, on le voit avec les obliques : ingénieur/e ou encore les parenthèses () ingénieur(e) ingénieur (h/f), ou encore « né(e)» sur nos cartes d’identité. Apparues pour symboliser l’inclusion des femmes, elles sont le plus souvent utilisées dans les offres d’emplois, afin de promouvoir une mixité des genres et l’inclusion de tous. Le point médian vise alors un remplacement de ces symboles en ayant une signification plus neutre que les autres signes. Les parenthèses étant employées plus communément pour minorer une information, rajouter une anecdote, ou des détails. L’usage des parenthèses ou du slash pourrait donc induire un double sens, que la fraîcheur du point médian ne permet pas.

Pour les féministes, ce marqueur à lui seul ne suffit pas. En effet, il prend la direction d’une féminisation du langage plutôt que celle d’une neutralité des genres, préconisée par certaines militantes pour limiter la binarité du langage (qui passent par les mots épicènes, exemple : « les personnes » plutôt que « les hommes » ou « les femmes » ou l’invention de mots nouveaux, comme le pronom « iel »). De ce fait, ce symbole ne semble pas être la solution idéale bien qu’il ouvre la voie à plus d’égalité. Quelles issues seraient alors envisageables selon elles, pour inclure tous les humains ?

Des expérimentations graphiques pour nourrir de nouveaux imaginaires

Cette problématique soulève des défis typographiques considérables : peut-on créer une ou des typographies qui permettraient d’inclure toutes les personnes ? Ce défi est celui auquel la collective Franco-Belge Byebye Binary, formée en novembre 2018, tente de répondre. A ce jour, il existe 4 modes de fonctionnements défrichés dans leur «Pratiques en commun des normes molles et rageuses » : les ligatures (de base ou fondues), les formes alternatives non-binaires, les signes diacritiques et l’Acam.

  • « Les caractères alternatifs isolés non-binaires sont conçus pour être utilisés hors des usages d’accord pour permettre un usage débinarisé de chaque caractère. » 

  • B. «  Les ligatures plus fondues (…) permettent des agglomérations de caractères. » 
  • « Les signes diacritiques font partie de systèmes d’accentuation qui permettent de marquer les terminaisons genrées, comme des bornes indiquant le passage d’un genre à un autre.»
  • « L’Acadam avec ses suffixes non-binaires permet de traduire un texte écrit en point médian en suffixes non genrés. »

Encore à l’état de recherches plutôt que propositions prêtes à l’emploi, comme l’explique Camille Circlude – Caroline Dath, membre de la collective : «  De nombreux typographes de différentes nationalités ont souhaité outrepasser le format restrictif imposé par ce point médian, qui sépare littéralement les différentes catégories de personnes, au lieu d’être une forme de symbiose.  Nous avons donc créé des sets de caractères qui offrent la possibilité de faire des ligatures entre les lettres, pour que tout le monde s’y retrouve. Nous avons aussi repensé l’usage de l’astérisque, dans l’esprit de la pensée du sociologue queer Sam Bourcier, comme une toute nouvelle grammaire avec des suffixes neutres (exemple : auteur, autrice, auteul)».

Lier les caractères pour rassembler le peuple : et si l’écriture inclusive nourrissait un nouveau paradigme ?

L’écriture inclusive : visions et divisions politiques

La polémique a commencé à prendre sur les réseaux sociaux avec la propagation d’un tweet du corps enseignant à propos d’un manuel de CE2 publié par les éditions Hatier en 2017, utilisant l’écriture inclusive (Questionner le monde, signé par Sophie Le Callennec et Émilie François).

Extrait du manuel des éditions Hatier


Ce débat, autour des évolutions de la langue écrite, est un enjeu majeur et stratégique pour défendre une certaine vision du monde de demain. La linguiste Julie Neveux explique que le point médian, qui a fait grand bruit, est une convention graphique qui tente d’être établie mais qu’elle ne revêt qu’un aspect de l’écriture inclusive, et que celle-ci est pourtant pratiquée depuis bien longtemps, à commencer selon elle par le dédoublement « Françaises, Français » prononcé par le Général de Gaulle. Elle ajoute encore que les Français ont un « rapport très sentimental à la langue, (…) nous avons l’impression que c’est une langue sacrée, que la toucher remet en cause notre identité » et que l’on pourrait vivre violemment le fait de modifier des signes qui à priori fonctionnait jusqu’à présent.

Avant l’élection présidentielle, le Figaro avait croisé les idées des candidats sur cette modification possible du français écrit : le positionnement des partis était nettement marqué et divisait encore davantage l’opinion publique.

Pendant la campagne présidentielle, Valérie Pécresse a affirmé « J’interdirai l’écriture inclusive» car « elle exclut ». Éric Zemmour a de son côté indiqué, c’est « la langue qui se désagrège », tandis qu’Emmanuel Macron a utilisé le dédoublement : « Je sais Mesdames, Messieurs, que nous partageons, toutes et tous, le même sentiment ». A contrario, la gauche s’empare de ces nouvelles pratiques : « Nous nous sommes fixés comme mot d’ordre de l’employer partout, peu importe le support », a déclaré Sarah Legrain, membre du LFI. « Nous voulons visibiliser les femmes en nous adressant à elles, directement. Nous le faisons soit en employant le masculin et le féminin, soit en utilisant des mots épicènes, soit en nous servant du fameux point médian. »

Par Alwine Morel, Directrice Artistique chez Antidox