« Peut-on vraiment parler de la santé des dirigeants ? » par Inès Hadi

« Je sais ce que ce travail exige, et je sais que je n’ai plus assez d’énergie pour lui rendre justice […] J’ai donné absolument tout ce que j’avais à donner ». C’est avec ces mots que la très populaire Jacinda Ardern a annoncé le 19 janvier, au bord des larmes, sa démission du poste de Première ministre néo-zélandaise. Si les démissions de dirigeants ne sont pas choses rares, celles motivées par l’aveu d’une fatigue du pouvoir ou d’une santé défaillante le sont bien plus. Nombreux sont ceux qui préfèrent la discrétion sur leur état de santé. En France, on pensera notamment au septennat inachevé de Pompidou ou à la fin de celui de Mitterrand, tous deux touchés par le cancer en plein mandat présidentiel et ayant cherché à cacher leurs problèmes de santé. Pourtant, à l’heure où les réseaux sociaux poussent à la transparence permanente et confondent les frontières entre vie publique et vie privée, des voix se lèvent pour rompre cette omerta et faire évoluer le discours sur la santé des dirigeants. 

La santé des dirigeants, une impossible transparence ?

Y-a t’il sujet plus sensible et intime que celui de la santé ? Le secret médical est tout autant une obligation qu’un droit. Mais quand elle concerne celle des personnalités publiques, et plus encore celle de nos dirigeants, la frontière entre droit à l’information et respect du secret médical s’amenuise forcément. Un dirigeant en mauvaise santé est-il apte à exercer ses fonctions et à rester aux responsabilités ? A en croire Arthur Sadoun, le très influent PDG du groupe Publicis, troisième groupe de communication au monde, la réponse semble évidente : oui.

Sa décision de révéler publiquement, dans une vidéo partagée en avril 2022, son cancer fait figure d’exception. Mais cette annonce gagne en ampleur lorsqu’il prend la parole à ce sujet lors de Forum Economique de Davos le 17 janvier dernier. Le lieu est hautement symbolique. En s’exprimant pour la première fois en direct sur sa maladie depuis une tribune du FEM, son objectif est clair : lever le tabou du cancer au travail.

Cet aveu de vulnérabilité interpelle car il met à mal un préjugé ancré en chacun de nous : juger qu’une mauvaise santé suppose de facto la faiblesse voire un échec à venir. En nous mettant sous les yeux le contraire, Arthur Sadoun bouleverse les croyances communes.

Dans un entretien à l’AFP à la suite du FEM, l’homme d’affaires s’exprime plus longuement sur le combat qui a été le sien et le traitement invasif qu’il a dû subir et pendant lequel il est resté aux commandes du groupe de communication. Sur son initiative, Publicis lance une semaine plus tard la campagne #workingwithcancer et investit dans un spot de plus de 3min30 diffusé lors de la finale du SuperBowl américain.

Analyse du nombre de mentions des mots clés « Arthur Sadoun » « #workingwithcancer » depuis 1 mois sur Twitter

 

Les deux événements combinés connaîtront plus de 3k mentions sur les réseaux sociaux au cours du dernier mois. Parmi ces mentions, les soutiens d’autres dirigeants et d’entreprises qui s’associent à son initiative de transparence et à la campagne. Si cet écho porte autant sur les réseaux sociaux, c’est qu’ils offrent une plateforme idéale pour aborder des sujets aussi sensibles et authentiques que ceux portés par cette campagne en s’adressant directement au public, sans intermédiaire, tout en gardant le contrôle du message.

Exemple de soutien à Arthur Sadoun et la campagne #workingwithcancer sur Twitter

Si cet exemple inaugure en effet un nouveau discours sur l’exercice de hautes fonctions face à la maladie, en est-il de même lorsque le poste à responsabilité est brigué et non détenu ?

Édouard Philippe, à un cheveu de tout perdre

Avec plus de 57% d’opinion favorable selon le baromètre de décembre 2017 d’Odoxa, Édouard Philippe jouit au début de son mandat de Premier ministre d’Emmanuel Macron d’une forte popularité auprès des français. De nombreux experts et militants En Marche ! le désignent déjà comme le successeur naturel du président.

En pleine crise des gilets jaunes, la barbe du chef de gouvernement se met à blanchir. Au vu du contexte de crise sociale sans précédent que connaît la France, on y voit une conséquence du stress causé par la gestion des manifestations. La réponse viendra à l’été 2019 : l’homme d’Etat est atteint d’un vitiligo. Cette maladie dépigmentaire sans gravité directe sur sa santé n’inquiète pas l’élu du Havre qui assure sa réélection  en 2020 avec plus de 58% des voix.

Si sa transformation physique amuse dans un premier temps, lorsque le désormais ex-Premier ministre se met à perdre ses cheveux, sourcils et poils de barbe, l’inquiétude grandit. Il annonce alors souffrir d’une deuxième maladie auto-immune, moins connue que la première, l’alopécie.

Si cette maladie est une nouvelle fois sans gravité pour la santé du politique, le préjudice esthétique est désormais bien plus présent. Perçu comme affaibli et vieilli, son image s’oppose à l’ambition qu’on lui présume : la présidentielle de 2027. Peut-on être présidentiable et malade ? Convaincre que oui devient alors le seul objectif de sa communication.

Le relai sur Twitter de BFMTV du passage sur l’alopécie d’Édouard Philippe

Le 2 février 2023, Édouard Philippe accorde une longue interview à BFMTV. Ces plus de 50 minutes d’échange avec Bruce Toussaint sur la réforme des retraites, l’avenir démocratique du pays, sa vie après Matignon laisse peu de place au doute. Édouard Philippe se positionne comme figure incontournable des prochaines élections. Cette séquence se conclut par une question peu commune en politique : “Est-ce qu’on peut parler de vous et même de votre physique ?”. La question est bien évidemment rhétorique, mais elle offre l’opportunité à Édouard Philippe de revenir sur ses maladies et de jouer la carte de la transparence. Ce passage, relayé le lendemain par les réseaux sociaux de BFMTV, devient rapidement viral sur Twitter et dans les médias.

Analyse du nombre de mentions des mots clés « Édouard Philippe» « Alopécie » depuis 1 mois sur Twitter

#ÉdouardPhilippe et #alopécie seront mentionnés plus de 30k fois sur Twitter, et la reprise par d’autres médias plus traditionnels du sujet s’envole. Résultat de l’opération séduction ? Édouard Philippe reste aujourd’hui l’homme politique le plus populaire auprès des français.

Retombée faisant suite à l’interview BFM d’Édouard Philippe

“Tu seras fort mon politique”

De là à dire que le verrou sur le tabou de la santé des dirigeants est prêt à tomber, il est encore trop tôt. Dernière trace du “pater familias” romain, la figure politique doit encore pour beaucoup être forte, infaillible, insubmersible. Une image que les communicants ne cessent d’ailleurs de nourrir, aimant rappeler à qui de droit que “leur candidat ne dort jamais” car ”il travaille 24h/24”. Aussi, il y a fort à parier que voir une personnalité politique admettre ses faiblesses en public restera chose rare dans les années à venir.

Si le cas d’Arthur Sadoun peut inspirer, il est important de préciser que l’annonce de son cancer n’a été faite qu’après sa rémission, dans le but sans doute de préserver les actions de son groupe. 

De même, Édouard Philippe s’en serait-il aussi bien sorti dans l’opinion publique si sa maladie avait été plus lourde ? Il est encore à observer comment cette maladie influencera sa campagne.

C’est donc d’un changement entier de doxa dont nous avons besoin pour lever vraiment le tabou autour de la santé des dirigeants. Un changement de mentalité  qui impliquera aussi bien les communicants, que les journalistes et l’opinion publique.

 

Par Inès Hadi, Consultante chez Antidox