« TikTok nid d’espions ? » par Pauline Cabanas

Depuis quelques jours les interdictions de téléchargement et d’utilisation de TikTok sur les appareils professionnels des décideurs politiques de plusieurs pays et des institutions européennes se sont multipliées. De nombreuses interrogations et suspicions pèsent sur l’algorithme et la protection des données personnelles des utilisateurs de l’application aux quasi 2 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde et dont la société mère ByteDance est chinoise. Aurait-t-elle vocation à manipuler les opinions publiques ? Est-elle utilisée à des fins d’espionnage, notamment dans la guerre économique que se livrent les Etats-Unis et la Chine depuis plusieurs années ? Quelles sont les raisons qui poussent les gouvernements à se questionner sur ce réseau social ? 

Il y a quelques jours le Parlement européen, le gouvernement belge et le Canada, ont indiqué interdire l’utilisation et le téléchargement de TikTok sur les appareils professionnels de leur personnel et recommandé à leurs agents de supprimer ou de ne pas l’installer sur leurs appareils personnels. Ils emboitent le pas à la Commission européenne et aux Etats-Unis qui ont pris une décision identique au mois de février. En France, une commission d’enquête a été lancée par le Sénat le 8 mars dernier sur l’utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données et sa stratégie d’influence. Pour Claude Malhuret, le rapporteur de cette commission : « L’actualité aux États-Unis, au Canada, et en Europe, conforte notre initiative. Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer que TikTok n’est pas un instrument potentiel de désinformation ou de manipulation au profit de régimes non démocratiques, ni que son utilisation est sûre au regard de la nécessaire protection des données. La commission d’enquête permettra de faire toute la lumière sur ces questions et fera des recommandations ».

Les principales problématiques qui se posent sont donc celle de l’exploitation des données collectées par l’application, et celle de l’influence que peut exercer TikTok sur ses utilisateurs à travers les contenus diffusés sur sa plateforme. 

Une exploitation des données personnelles incertaine

Comme les autres réseaux sociaux, l’application collecte un nombre très important de données sur ses utilisateurs. Elle demanderait à ses utilisateurs plus de 76 permissions pour fonctionner sur Android contre 46 pour Instagram ou Twitter. L’une d’entre elle, dont TikTok réfute l’utilisation, lui permettrait même de surveiller les activités sur des sites internet extérieurs à l’application y compris les lettres tapées sur le clavier par l’utilisateur, permettant d’identifier toutes les recherches faites sur la page.

Au-delà de la collecte des données personnelles, la question qui se pose est celle de leur exploitation. Une loi chinoise adoptée en 2017 indique que le gouvernement doit pouvoir accéder aux données personnelles stockées par une entreprise sur le territoire chinois, ou l’obliger à les lui transmettre, en cas de menace sur la sécurité nationale, sans que les données sensibles ne soient précisément définies par le texte. Une disposition très similaire se trouve d’ailleurs dans le « Cloud Act » adopté en 2018 par les Etats-Unis. 

Pour contrer les doutes concernant l’exploitation des données par le gouvernement chinois, plusieurs projets de construction de centre de données sur le territoire américain ou européen ont été négociés par ByteDance. Le but étant de rapatrier les données afin qu’elles ne puissent être traitées que sur le territoire où elles sont hébergées et que les lois relatives à la protection des données du territoire national s’y appliquent. 

Ces projets ne sont pas de nature à effacer tout soupçon, TikTok ayant été obligé de confirmer en juin puis en novembre 2022 que les données personnelles de ses utilisateurs américains ou européens – qui sont déjà gérées actuellement aux Etats-Unis et en Irlande – pouvaient être consultées par ses employés depuis la Chine.  

Une influence potentiellement actionnable 

La puissance de l’algorithme de recommandation développée par les ingénieurs chinois est telle que TikTok obtient des scores de rétention de ses utilisateurs plus important que les autres réseaux sociaux et il est même devenu un moteur de recherches plus utilisé que Google chez certains jeunes. Elle est donc de fait un outil de soft power, un terrain d’échanges d’informations capital, voir crucial comme le démontre son utilisation dans le cadre de la guerre en Ukraine.

De plus, selon une enquête Forbes, il existerait un « Secret ‘Heating’ Button » développé par TikTok, qui permettrait à certains de ses employés de créer des push manuellement sur certains des contenus publiés sur la plateforme afin d’atteindre un certain nombre de vues sur les vidéos. 

En décembre dernier, le directeur du FBI Chris Wray a ainsi évoqué publiquement les préoccupations du bureau fédéral en matière de sécurité nationale concernant TikTok indiquant leur crainte de voir le gouvernement chinois contrôler l’algorithme de recommandation de l’application “ ce qui leur permettrait de manipuler le contenu et, s’ils le souhaitent, de l’utiliser pour des opérations d’influence”. 

Une étude récente menée par le Global Witness et l’équipe C4D de l’Université de New York a également montré que TikTok comme Facebook, ont approuvé 90% des publicités testées présentant des informations trompeuses et fausses sur les élections américaines. Posant de nouveau la problématique de la modération des contenus diffusés sur la plateforme. Cela pourrait évoluer prochainement aux Etats-Unis dans le cadre d’une décision de la Cour suprême. Celle-ci devant déterminer si les sites internet restent considérés comme hébergeur, donc non responsables de leur algorithme et donc des contenus poussés auprès de leurs utilisateurs, ou être définis comme éditeur des contenus qu’ils diffusent

Alors que le gouvernement de Donald Trump l’avait abandonné et que celui de Joe Biden semblait moins enclin à le faire, un projet de loi est bien en cours aux Etats-Unis pour interdire le téléchargement de l’application à tous les Américains pour « protéger la sécurité nationale ». Pour éviter l’interdiction, le gouvernement américain demande à ByteDance de vendre TikTok à une société basée aux Etats-Unis, bien que cela pourrait ne pas résoudre la question de l’accès aux données de la Chine. La période est donc définitivement cruciale pour TikTok, déjà interdite en Inde par exemple : quelles seraient les conséquences d’une telle interdiction ? Cela limiterait-il l’exportation de la culture américaine à l’étranger ? D’autres applications pourraient-elles émerger pour la remplacer ?

 

Par Pauline Cabanas, Consultante Senior chez Antidox