Combat Ngannou-Fury : le soft-power Saoudien mis KO par le tribunal des réseaux sociaux ?

Le combat le plus attendu de l’année s’est déroulé samedi dernier à Ryad, en Arabie Saoudite. Le boxeur Tyson Fury (largement considéré comme le meilleur poids lourd en activité étant donné son palmarès immaculé) affrontait Francis Ngannou, ancien champion de la catégorie « Poids lourds » de l’UFC qui s’essayait pour la 1ère fois à la boxe anglaise. Étant donné cette opportunité unique, les organisateurs de l’événement n’ont pas lésiné sur les moyens pour tenter d’impressionner les spectateurs (26 000) et téléspectateurs (plusieurs millions). Si l’organisation saoudienne du combat n’a aucunement été mise en cause par les combattants et leurs équipes, la réception de l’événement par le public semble néanmoins inversée proportionnellement aux moyens engagés. Un tour d’horizon des discours sur les réseaux sociaux permet en effet de constater une nette polarisation critique autour du déroulement de l’évènement. L’ire des internautes vise en particulier le sérieux retard sur l’horaire annoncé et un inopportun concert de rap de plus d’une demi-heure en amont du combat. Il sera ici exclusivement question de la perception de l’organisation de la soirée, et la polémique purement sportive (la victoire par décision partagée étant vivement critiquée en ligne) ne sera pas abordée.

Depuis plusieurs années, le Royaume d’Arabie Saoudite a entrepris une stratégie de « normalisation » tous azimuts, conforme à sa stratégie de long terme telle qu’annoncée et détaillée dans le programme « Vision 2030 ». Fort de la puissance de son Fonds Public d’Investissement (le 6ᵉ plus grand fonds souverain au monde), le Royaume a ainsi entrepris de très ambitieux projets conçus comme des vitrines d’une modernisation accélérée : NEOM, Red Sea Project, Qiddiya, Diriyah…La communication externe (et en particulier digitale) apparait comme une pierre angulaire de cette stratégie avec un double objectif : accélérer la normalisation du pays en valorisant les projets et réformes enclenchés, et renforcer son attractivité en mettant en avant son potentiel en termes de tourisme et de business. Des millions de dollars ont donc été engloutis en spots publicitaires sur les réseaux sociaux pour valoriser ces projets auprès des opinions publiques occidentales.

La spécificité du programme “Vision 2030” est le large spectre sur lequel il prévoit d’agir : outre la nécessaire diversification de l’économie du pays et les réformes sociétales, les champs de la culture et du divertissement font l’objet d’une attention particulière. Le sport apparait ainsi comme un axe de prédilection du nouveau soft power saoudien : si Lionel Messi a décliné une offre pharaonesque, le Royaume a récemment réussi à attirer des superstars du ballon rond (Cristiano Ronaldo, Neymar, Karim Benzema) et entend bien élargir cette démarche à d’autres disciplines. Outre la F1, l’Arabie Saoudite avance en effet ses pions sur l’échiquier en expansion des sports de combat, comme l’illustre l’organisation du combat entre Anthony Joshua et Andy Ruiz à Riyad en 2019. La presse spécule également sur un événement de l’UFC (Ultimate Fighter Championship, la plus puissante organisation de MMA) en Arabie Saoudite l’année prochaine. Dans un pays où 65 % de la population a moins de 30 ans, le fait de développer les divertissements est également une stratégie permettant à Mohammed ben Salmane (MBS) de renforcer sa popularité auprès des jeunes et de mieux s’aligner avec leurs aspirations.

Le spécialiste du soft power saoudien Raphaël Le Magoariec explique que ce dynamise autour du sport découle directement de la volonté de MBS et de son entourage, et rappelle que le pays « n’a pas d’acteurs privés dans le sport ». C’est donc dans ce contexte de déploiement d’un soft power sous stéroïdes que le combat Ngannou-Fury s’inscrit. Forte de ses moyens colossaux, l’Arabie saoudite sait faire preuve d’une indéniable efficacité pour faire avancer des projets et débloquer certaines situations. Le combattant Camerounais Françis Ngannou a ainsi expliqué que le volontarisme et les moyens financiers saoudiens ont permis d’organiser un tel combat rapidement : « c’est aussi la raison pour laquelle beaucoup de grands combats ne se font pas : il faut de l’argent ». Son adversaire britannique Tyson Fury s’est aussi montré enthousiaste : « je pense que d’ici cinq à dix ans, ils seront la maison de tous les sports. Tous les grands événements sportifs y auront lieu ». Les Saoudiens ont en effet fait les choses en grand pour ce combat, en attirant un vaste éventail de célébrités, dont le rappeur Eminem, dans un « Kingdom Arena » flambant neuf et accueillant plus de 26 000 spectateurs. Le combat s’inscrivait en outre dans le contexte du festival Riyad Season dont la première édition a eu lieu en 2019.

D’abord annoncé à 23h (UTC+1), le combat entre les deux poids lourds n’a débuté qu’à 0h40 (UTC +1) soit à 1h40 heure locale. L’attente a donc paru interminable à beaucoup d’internautes, qui ont massivement remis en cause la pertinence d’un concert de rap de près de 40 minutes en amont du combat. Outre cet interlude musical tant décrié, les internautes ont critiqué ce qu’ils ont perçu comme un remplissage (filler) des deux heures précédant le combat, qui consistait en des interviews superficielles (car rapidement enchainées) de célébrités et commentateurs. Au total, le pay per view a ainsi duré 4 heures (dont 5 combats préliminaires de trois rounds en plus du combat Ngannou-Fury d’une demi-heure).

Sur un plan volumétrique, les tweets évoquant le combat et contenant le mot « saudi » présentent une tonalité majoritairement négative (45% contre 8% de positif et 47% de neutre), comme l’illustre ce graphique représentant le « sentiment » des tweets postés au cours de la soirée. Les tweets les plus positifs évoquent avec enthousiasme la présence de nombreuses célébrités (Kanye West, Eminem, Cristiano Ronaldo).

L’intégralité des 30 tweets les plus engageants (toutes langues confondues) mentionne négativement le concert qui a eu lieu en amont du combat et décline en substance l’opinion suivante : « nous sommes là pour voir de la boxe, pas un concert ». Les critiques en ce sens ont été si massives que la presse généraliste Daily Mail et spécialisée Sport Bible en a rendu compte.

Le torrent de critiques exprimées via les réseaux sociaux autour de l’organisation du combat résulte donc principalement de la conjonction de deux facteurs : le début tardif du combat tant attendu et son introduction musicale perçue comme interminable et hors de propos. Les publications critiques se scindent ainsi entre doléances premier degré et ironie acide, comme l’illustre ce tweet de Sean Ross, un influent commentateur de sports de combat (259,9k abonnés) : « hope a boxing match breaks out during this talk show ». Le média français La Sueur a quant à lui fustigé sur X les plus « d’une heure quarante de retard […] Vous êtes bien en boxe anglaise », suscitant une vingtaine de commentaires abondant dans le sens de cette doléance. Dans la mesure où La Sueur se spécialise dans le MMA, ce dernier tweet consolide par ailleurs une rivalité ravivée entre les deux sports, un angle d’attaque qui se surimpose aux critiques visant l’organisation.

Un combattant professionnel américain a pour sa part estimé que les organisateurs jouaient la montre en remplissant artificiellement le temps d’un pay per view d’une durée totale de 4 heures (le combat en lui-même n’ayant duré qu’une demi-heure). On relève en outre une centaine de tweets d’internautes affirmant (ironiquement ou non) être tombés de sommeil avant que le combat n’ait débuté.

L’organisation de ce combat événement par l’Arabie saoudite cristallise donc le dynamisme de la politique publique saoudienne autour du sport, perçu comme un levier supplémentaire de modernisation et de normalisation dans l’optique de redorer l’image du pays à l’étranger. Si la volonté d’offrir un divertissement ambitieux type Super Bowl est compréhensible, il semble que le Royaume ait plutôt mal cerné les attentes de la plupart des amateurs de sports de combat, manifestement peu réceptifs à la dimension « show total ». L’enfer étant pavé de bonnes intentions, il apparait que le public ait en effet considéré que les organisateurs saoudiens en aient « trop fait » autour d’un événement sportif qui aurait sans doute gagné à demeurer plus épuré.