« Créatifs et designers : demain, tous prompteurs ? » par Alwine Morel

Impossible de passer à côté du phénomène, l’Intelligence Artificielle générative (IA) se développe à la vitesse fulgurante, marquant un tournant incontournable dans l’histoire des métiers artistiques Ses débuts dans les années 2010 ont révolutionné le graphisme en facilitant la retouche d’images, la reconnaissance de motifs et l’automatisation de tâches répétitives. L’IA a évolué pour offrir des capacités avancées telles que la génération automatique de contenu visuel et de personnalisation pour répondre aux besoins et aux préférences d’un large public. Son impact sur le graphisme est profond, bouleversant les méthodes de création, de collaboration, la notion du temps de création et même de droits d’auteurs. Cette avancée majeure ouvre de nouveaux horizons pour l’innovation et la créativité visuelle. Si l’IA offre des possibilités sans précédents, quels rapports peut-elle entretenir avec les métiers de la création ? S’agit-il d’un allié précieux pour les créatifs, ou d’un concurrent redoutable ?

Gain de temps et productivité : les avancées du graphisme grâce à l’IA 

Deux entités, Dall-E et Midjourney, ont émergé comme des piliers incontournables pour les créatifs, à côté de Chat-GPT, dans l’évolution de l’IA. Il est entré pour la première fois en version bêta ouverte le 12 juillet 2022, et The Economist publie la première couverture de magazine l’utilisant en juin 2022.1

Couverture The Economist, juin 2022

Depuis, l’IA ne cesse d’évoluer et offre un gain de temps considérable en automatisant les tâches répétitives, en créant du contenu personnalisé et en améliorant la productivité globale. Dans une société ou tout doit être de plus en plus immédiat, de plus en plus rapide, et où l’attention disponible de notre audience réduit considérablement2 chacun s’est rapidement emparé de la démocratisation de ces plateformes. Au point même pour certains, de créer une œuvre complète à base de prompts. C’est le cas  d’« initial_A. » de Thierry Murat, une BD auto-éditée qui raconte l’histoire d’une jeune fille solitaire dans le futur, sur une planète semblable à la nôtre.3

 

Thierry Murat, « initial_A. », produite avec Midjourney.

Pourtant, comme le souligne l’artiste, ce travail est tout de même un travail de recherches et de créativité certaine : plusieurs semaines à prompter, collectionner, trier et archiver des images, suivit de 5 mois d’élaboration des pages pour faire naître son projet.4 En parallèle de l’autre côté du globe, le premier manga japonais entièrement généré via Midjourney. « Cyberpunk: Peach John , a été créée en 6 semaines, là où un mangaka confirmé aurait eu besoin d’une année entière, plus surprenant encore, l’auteur avoue même « avoir zéro talent pour le dessin ».5

« Cyperpunk : peach john », Rootport, 2022

Ce message propage un certain malaise dans la profession : peut-on remplacer des créateurs en quelques mots ? Thierry Murat écrit à ce sujet : « Je n’ai rien fait d’illégal. Je n’ai pas mis en danger le secteur de l’édition. Je ne porte pas la responsabilité de l’invention de cette machine. Je suis juste un artiste libre, qui se permet de porter un regard sur le monde, en ajoutant cet outil dans ma trousse de créateur »4 Avec la réalisation de projets ambitieux en un temps record, cet exemple laisse présumer des mutations à venir qui transforment radicalement les manières de créer, à tel point que l’auteur du manga, Rootport, affirme dans une interview qu’il n’imagine pas un futur ou les artistes continueraient de travailler de manière traditionnelle.

 

Contrôle vs. Aléatoire : maîtriser l’imprévu 

Paradoxalement, l’intérêt et la problématique de l’IA générative réside dans la production de résultats imprévus et aléatoires. Un résultat qui peut être tout à fait bluffant de prime abord et un immense gain de temps (obtenir une image dans un style précis en quelques clics, pour des interfaces comme Dall-e ou Midjourney) mais qui s’avère frustrant quand, malgré un prompt étoffé, au fil des tentatives nous n’avons pas réussir à obtenir le résultat escompté, et n’avons pas la main mise pour ajuster exactement le design comme on le souhaiterait.6

 

Le compte @ai.business.expert sur Tiktok, essayant de retirer les baguettes de l’image pendant plusieurs minutes en vain

Si certains défauts de l’IA ont questionné -voir raillé l’impact réel de l’outil par cet aspect aléatoired’autres y ont vu une opportunité créative à exploiter pour profiter de sa côte médiatique.8

 

 

 

A l’heure actuelle, ces buggs ont été résolus, et certaines campagnes très léchées9 laissent entrevoir un potentiel infini.

Comment les professionnels du graphisme peuvent-ils alors concilier ce besoin de contrôle, pour répondre précisément aux besoins créatifs de leurs clients, avec l’exploration de nouvelles possibilités offertes par l’IA générative ? Les outils traditionnellement utilisés, telle que la suite Adobe (Photoshop, Illustrator, etc.) permettent depuis mai 2023 (IA Firefly) aux professionnels de l’image de générer des prompts au sein même des applications, et donc de garder la possibilité d’intervenir dans cette création.

Si l’imprévisibilité de l’outil n’est plus un problème pour l’esthétisme, le réalisme, et que l’intervention humaine devient de plus en plus fine sur ces outils : quid d’une identité visuelle ou d’un branding ? Dans ce contexte particulier, l’utilisation de l’IA pose la question de la cohérence et de la singularité. Est-il possible de maintenir une identité visuelle forte et reconnaissable tout en explorant les possibilités offertes par ces technologies ?

Le risque de standardisation est présent : ces utilisations pourraient conduire à une uniformisation des styles et des tendances graphiques. Tout d’abord, les modèles d’IA sont souvent entraînés sur des ensembles de données prédominants, ce qui influence les styles qu’ils produisent. De plus, les biais présents dans les données d’entraînement peuvent renforcer des tendances spécifiques. L’adoption généralisée des mêmes technologies d’IA et l’influence des plateformes et des outils peuvent également contribuer à une homogénéisation des créations. Enfin, la facilité d’accès aux modèles pré-entraînés peut encourager l’utilisation de styles prédominants, au détriment de la diversité créative. Ainsi, l’IA pourrait potentiellement créer un effet d’entonnoir et limiter la variété des styles et des approches graphiques.

Dans ce test via Looka, outil en ligne de logo automatiquement généré, on réalise qu’il n’y a pas de concept et que le graphisme proposé est assez pauvre / peu qualitatif

La facilité de création renforce ce phénomène de standardisation via un biais plus sournois de dépendance technologique : les créatifs pourraient potentiellement devenir trop dépendants des outils basés sur l’IA, ce qui pourrait à terme compromettre leur créativité et leur expertise. « Si un outil en quelques minutes peut abattre un travail qui m’aurait valu des centaines d’heures d’apprentissage et d’expérimentations, pourquoi investir mon énergie dans un tel processus ? » Ce biais engendre alors un système qui « tue dans l’œuf » la créativité, car elle se nourrit de recherches et de tentatives infructueuses, jusqu’à maîtriser des manières de penser en dehors du cadre, et de rendre évidents des gestes et des compétences qui ont nécessité du temps et de la détermination.

 

Machine à produire ou inventeur de génie ?

Cette polémique est sur les lèvres de nombreux créateurs : d’où proviennent la créativité et l’originalité des IA ? Les œuvres générées par des algorithmes peuvent-elles être considérées comme authentiques, et dans quelle mesure l’humain est-il encore le créateur ?

Le débat central tourne autour des préoccupations des créatifs qui consacrent leur vie à développer des styles et des compétences, et qui se sentent dépossédés de leurs aptitudes et de leurs rétributions par les IA. En effet, les algorithmes, à travers un système d’input, intègrent un ensemble de références fournies par le programmeur à la machine, lui permettant de réinterpréter toutes ces informations sous une forme nouvelle. La question de la propriété intellectuelle des œuvres générées par l’IA est très complexe et suscite encore de vifs débats.10

D’un autre côté la légitimité du créateur-prompteur est remise en cause également : A quel point l’IA est autonome dans son processus créatif ? Est-ce qu’un clic bien choisi peut légitimer le statut d’artiste ?

Les défenseurs de l’IA soulignent que les prompts en eux-mêmes résultent d’une réflexion créative intentionnelle guidé par l’humain et que la machine n’est qu’un simple outil d’exécution puissant. L’humain contrôle les paramètres et les directives qui influencent la création de l’œuvre finale (que ce soit le développeur de l’outil ou ses utilisateurs) et il existe un nombre illimité de possibilités (en dépassant les paramètres connus de cadrage, lumière, style, sujet et contexte, nous pouvons pousser la requête vers une précision très forte.) Dans ce sens, l’œuvre peut être perçue comme le produit d’une intention artistique humaine avant tout, à travers une phase d’apprentissage et de maîtrise de ce nouveau langage. Il s’agirait alors d’acquérir de nouvelles compétences pour collaborer efficacement avec les technologies de l’IA pour les créatifs et designers.

Cette nouvelle manière de créer remet en question les notions traditionnelles de créativité et d’originalité, mais elle pose aussi une question d’adaptation : est-ce que toute nouvelle avancée technologique n’est pas remise en cause à ses débuts avant d’être massivement adoptée et régulée ? On le remarque avec « l’art digital » qui a mis du temps à acquérir ses lettres de noblesse, aujourd’hui valorisé par des artistes de renoms comme David Hockney11, reconnu comme un grand maître de la peinture à huile. Il utilise l’ipad pour proposer des œuvres exposées dans des institutions muséales de premier plan et contribue à donner toute sa légitimité à ces avancées technologiques. Les défis de l’intersection entre la technologie et le graphisme sont multiples, mais notre capacité à imaginer reste la clé d’un renouvellement perpétuel.

David Hockney’s The Arrival of Spring in Woldgate, 2011

David Hockney’s The Arrival of Spring in Woldgate, 2011

 

Par Alwine Morel, Directrice artistique chez Antidox

 

 

 

Sources :
1.https://fr.wikipedia.org/wiki/Midjourney#:~:text=4.2%20Liens%20externes,Historique,l’am%C3%A9lioration%20de%20ses%20algorithmes.
2. https://www.rts.ch/info/sciences-tech/10414540-notre-capacite-dattention-diminue-fortement-a-cause-des-smartphones.html

3.https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/livres/je-nai-rien-fait-dillegal-une-premiere-bd-dessinee-entierement-par-intelligence-artificielle-autoeditee-03-10-2023-EJR7YQTAXNCKXPVDFQBVJJHVLE.php

En France, Jiri Benovsky (« Mathis et la Forêt des possibles ») ou Mehdi Touzani (« Le Voyage à Ravine »), et aux États-Unis Kris Kashtanova (« Zarya of the Dawn ») ou Steve Coulson (« The Bestiary Chronicles ») ont déjà eu recours à cette technique.

4. https://www.actuabd.com/Initial_A-la-mesaventure-pas-tres-virtuelle-de-Thierry-Murat-INTERVIEW

5. https://www.lefigaro.fr/bd/les-humains-ont-encore-un-plus-grand-sens-de-l-humour-les-japonais-sereins-face-aux-mangas-crees-par-une-ia-20230306

6. https://www.tiktok.com/@ai.business.expert/video/7319560051704843552
7 . https://twitter.com/PR0GRAMMERHUM0R/status/1637982384774696960
8. https://jai-un-pote-dans-la.com/burger-king-devoile-une-epouvantable-campagne-generee-par-intelligence-artificielle/

https://www.marketingmag.com.au/featured/wunderman-thompson-gets-a-break-by-using-ai-for-kitkat-campaign/

9. https://lareclame.fr/blitzworks-cocacola-masterpiece-277193

10. https://www.culture.gouv.fr/content/download/263325/file/Annexe%204-%20DGFLA.pdf

11. https://www.club-innovation-culture.fr/david-hockney-expose-pour-la-premiere-fois-ses-oeuvres-crees-sur-ipad/