Affaire Geox : les tribunaux populaires d’Internet, une arme à double tranchant ?

Depuis le mouvement #MeToo, Internet s’est révélé être le lieu privilégié pour emporter l’adhésion de la foule. Mais c’est une arme à manipuler avec précaution, tant elle peut se retourner contre son porteur. C’est ce qu’illustre l’affaire Geox.

Volume de vidéos mentionnant Geox sur TikTok entre le 7 et le 14 avril (source : Visibrain)

En un jour, l’entreprise italienne de chaussures Geox s’est retrouvée au cœur d’un scandale inédit dans son histoire, à l’origine duquel une vidéo prise par une intérimaire dans la boutique strasbourgeoise de la firme : la jeune femme, qui se décrit sur TikTok comme une « musulmane inspirante », « nouvellement voilée » et qui « embrasse le hijab », filme secrètement son renvoi par le gérant de la boutique, motivé par le voile qu’elle portait ce jour-là, le premier de sa mission d’intérim. Publiée sur TikTok le mercredi 10 avril, puis abondamment relayée sur X (ex-Twitter) à partir du jeudi 11 avril, la scène, aux allures d’incident diplomatique, a suscité de très véhémentes réactions sur les réseaux sociaux et a ravivé la question de la discrimination à l’embauche et du fait religieux dans les entreprises privées.

Une envolée polémique sur les réseaux sociaux et dans les médias…

Sur TikTok et X, les échanges filmés entre la jeune musulmane et le gérant de la boutique ont provoqué un affrontement d’opinions contradictoires.

Prenant parti pour l’étudiante intérimaire, le Collectif Contre l’Islamophobie en Europe (CCIE) a vivement réagi sur X, dénonçant une « discrimination inacceptable » et appelant les internautes à contacter l’entreprise Geox pour exprimer leur désapprobation.

Toujours sur X, plusieurs internautes ont incité à afficher de faux avis sur la page Google de la boutique (« N’hésitez pas à aller sur Google, Geox, Strasbourg, et laisser un très mauvais avis. Ça leur fera les pieds à ces racistes », « Google Geox Strasbourg… Laisser leur des avis bien dégueulasse. Boycott », « Geox ça va aller mettre des sales avis », « Tenez les gars mettez le maximum d’avis négatif !! »). La boutique est alors devenue le théâtre d’un raid numérique malveillant, témoin l’avalanche d’avis négatifs postés sur sa page Google (110 avis en une soirée, faisant chuter la notation à 2,7/5, contre 62 avis publiés depuis 2017 pour une moyenne jusqu’alors de 4,1/5). Or, les avis Google, sorte de verdict numérique qui fabrique la réputation d’une entreprise, influencent la performance d’une activité commerciale, car ils ont des conséquences sur les décisions d’achat : des avis faux ou diffamatoires pourraient ainsi gravement nuire à la santé économique d’une enseigne. Google s’est toutefois chargé de supprimer ces avis, qui n’étaient manifestement pas le reflet d’une expérience client. Preuve que des mesures existent pour supprimer rapidement les jugements inopportuns et contrecarrer les assauts de tribunaux populaires numériques.

Volume de tweets mentionnant Geox entre le 7 et le 14 avril (source : Visibrain)

D’un autre côté, en réponse aux tombereaux d’insultes et de menaces de mort déversés sur le gérant, Jean Messiha (ancien membre du RN puis de Reconquête) a lancé une cagnotte sur la plateforme de financement participatif GoFundMe pour soutenir le boutiquier « qui devra probablement faire face à des procédures judiciaires coûteuses ». Les quelques 60 000 € déjà collectés illustrent un enthousiasme contraire au soutien en faveur de l’intérimaire.

De plus, des journalistes comme Juliette Briens (L’Incorrect) et certains influenceurs comme Bassem, rappeur franco-tunisien de la banlieue de Lyon, ont critiqué le geste de la jeune femme, reprochant à celle-ci d’avoir volontairement filmé la scène, par provocation, en ne pouvant ignorer les conséquences potentiellement tragiques pour le gérant, dans une France post-Samuel Paty. Dans les médias, la controverse a soulevé la question de la légalité de l’attitude des deux protagonistes, et a relancé un débat sur la discrimination à l’emploi en France.

Face à cette polémique, la direction de Geox a répondu vendredi 12 avril par un communiqué de presse dans lequel elle rappelle « tout d’abord que son règlement intérieur respecte strictement les termes de la législation française (notamment l’article L 1321-2-1 du Code du travail) qui autorise les employeurs pour ce qui est de la liberté religieuse à insérer une clause de neutralité ou une note de service relevant des mêmes règles (articles L 1321-2-1 et L 1321-5 du Code du travail) ». Elle a tenu également « à exprimer tout son soutien aux équipes et aux clients menacés depuis [l’éclatement de la polémique] », et souhaite que « le calme revienne le plus rapidement possible ».

… aux conséquences inattendues pour l’autrice de la vidéo

La jeune femme reconnaît escamoter sur son CV et son profil LinkedIn le fait qu’elle porte le voile, de peur de ne pas être recrutée. Or, la singularité du cas Geox réside non pas dans une discrimination à l’embauche (l’intérimaire refoulée ayant de facto déjà été embauchée), mais dans un non-respect du règlement intérieur, couplé à une volonté de nuire à une personne. La question de la captation vidéographique, sans doute à l’insu du vendeur, est également problématique. On a pu invoquer l’article 226-1 du Code pénal pour condamner cette violation de la vie privée, mais Raymond Taube, directeur-fondateur de l’IDP (Institut de Droit Pratique) doute que ledit article soit applicable dans le cadre d’un commerce accessible au public. Quoi qu’il en soit, de très nombreux internautes ont dénoncé cette façon d’agir et désapprouvé le comportement de la jeune musulmane.

Finalement, les réseaux sociaux, auxquels des salariés recourent parfois pour assurer une diffusion plus rapide de leurs revendications et doléances (légitimes ou non), peuvent muer en tribunaux populaires court-circuitant la justice et alimentant un système de vengeance. Toutefois, la jeune femme n’a en l’occurrence pas obtenu les résultats escomptés, puisqu’un mouvement d’opinion populaire favorable au gérant a rapidement pris forme, conduisant l’intéressée à passer son compte TikTok en privé. Ainsi, la violence d’une polémique peut se retourner contre l’auteur de la polémique. Reste à savoir si cette controverse va entacher durablement la réputation de Geox, ou, au contraire, susciter un élan compensateur de bienveillance.

Par Claire HUMBLIN