« Quand la marmite bout, l’amitié fleurit » : la diplomatie des sociétés civiles, un terrain d’engagement pour les entreprises

Il y a quelques jours, le président Emmanuel Macron a échangé avec 11 intervenants lors de la plénière du Sommet Afrique France. Un sommet sans chef d’Etat africain, mais qui rassemblait près de 3 000 personnes issues de la société civile, soit une forme originale de diplomatie, présentée comme innovante. L’initiative a pu être interprétée comme le désir français de conserver une influence en Afrique en cherchant à dénouer les fils d’une histoire conflictuelle auprès d’une génération qui n’a pas connu directement la colonisation. Certains y vont vu une marque de démonétisation des dirigeants institutionnels face au développement d’opinions structurées de façon croissante par les réseaux sociaux.

Evidemment, les vives critiques n’ont pas manqué de fuser, dénonçant la manipulation, le mépris, la duplicité, la com’, le paternalisme, le militarisme, le colonialisme, l’arrogance, la traîtrise, du sommet, de la France, de son président, de son équipe et des porteurs du projet. Les médias français s’en sont fait le relai avec générosité. Nul besoin des assauts récurrents d’AJ+, de Fox News, du New York Times, de RT News ou Sputnik, des fermes à trolls chinoises, turques ou islamistes désormais surveillés, on l’espère, par la nouvelle équipe de Viginum, pour dénoncer les turpitudes de Marianne ! Qu’importe si elle paraît aujourd’hui plus Iphigénie qu’Amazone… C’est ainsi avec gourmandise que TV5 Monde a donné la parole à l’entrepreneuse burkinabé Eldaa Koama, dont la scénette talentueuse, amusante et rythmée a marqué les réseaux sociaux : « si la relation entre les pays d’Afrique et la France était une marmite, sachez qu’elle est très sale, cette marmite… Si vous refusez de la laver, si vous voulez quand même préparer là-dedans, je ne mangerais pas, nous ne mangerons pas, l’Afrique ne mangera plus ! » Certes, « no hay olla tan fea que no tenga su cobertera », dit le proverbe espagnol, qu’aimaient à citer Lope de Vega et Cervantes : il n’y a si laide marmite qu’elle ne trouve son couvercle. Mais, on a le droit de s’interroger : notre président, tel Don Quichotte, ne pourchasse-t-il pas les moulins ? Cette forme de diplomatie est-elle bien valable, à la fois sur la forme et le fond ?

Faut-il crever ainsi les abcès, faut-il libérer les paroles, comme il semble le penser, avec une série de rassemblements dédiés à la société civile, comme le Sommet des deux rives préparé par Karim Amellal ? A Montpellier, les critiques ont certes dominé le bruit ambiant, mais, enfin, ils étaient 3 000 à faire le déplacement : artistes, entrepreneurs, associatifs, chercheurs, financiers… Des représentants de toute une génération brillante, puissante, connectée, inventive, déterminée. Et comme le savent bien les voyageurs : c’est souvent dans les colloques à l’étranger que l’on rencontre des collègues de son pays, à qui l’on n’avait jamais pensé proposer un café à la maison. Imaginons les échanges, les idées, les projets, les amitiés qui ont pu naître dans ce rassemblement – qu’importe que ce fut contre ou tout contre la France, un but est atteint : cette diplomatie des forums, dans lesquels s’organise la rencontre entre acteurs de la société civile de pays différents est un outil fécond pour agir sur les structures lourdes entre sociétés, par-delà les péripéties politiques et les inimitiés géostratégiques. Medium is message. Dans un registre similaire, il y a quelques jours se tenait le premier « Choiseul Russia Business Forum » à Moscou organisé par nos partenaires de l’Institut Choiseul. Inscrit dans le cadre du dialogue du trianon (la plateforme d’échanges entre les sociétés civiles russe et française décidée par Emmanuel Macron et Vladimir Poutine en 2017), le sommet a couvert trois thèmes prospectifs et ambitieux : l’économie numérique, l’hydrogène comme énergie du futur et les villes intelligentes. Devant un parterre d’environ 300 dirigeants d’entreprises (pour la partie française, rien moins que Thales, Engie, EDF, Yves Rocher, Linagora, Air Liquide, Aive, Jaguar Network…), Alexandre Chokhine, le président du RSPP, l’équivalent du MEDEF en Russie, a noté dans son discours introductif que, malgré les péripéties et les tensions à l’échelle géopolitique et politique, les liens à l’intérieur de la société civile, entre entreprises, avaient perduré. La France est demeurée le premier employeur étranger en Russie, a relevé le président de la chambre de commerce et d’industrie. La durée compte. Certes, comme le dit un proverbe russe, « chacun met du bois sous sa marmite », et les Français ont trop souvent montré dans le passé un angélisme confondant avec certains partenaires étrangers, mais pourquoi ne pas inventer conjointement des solutions pour remplacer le bois par un hydrogène plus efficace et moins consommateur de CO2, se sont demandé les participants. Suite au premier forum Choiseul, plusieurs projets franco-russe se sont développés et l’Institut s’intéresse à une autre zone essentielle pour la profondeur stratégique et économique française, avec la tenue de son deuxième forum « Choiseul Africa Business forum » en novembre. N’en déplaise à la brillante Eldaa Koama, rêver à la propreté de la marmite avant d’inventer des projets et des partenariats, c’est passer à côté de ce que le travail entre les sociétés civiles peut offrir.

Dans un monde dans lequel les tensions entre Etats s’accentuent, dans lequel les règles fragiles mises en place dans les cadres globaux et multilatéraux s’effritent, dans lequel des conflits armés entre puissances deviennent de plus en plus probables, miser sur les sociétés civiles relève d’une approche optimiste dans un cadre de « soft power » d’Etat. Mais il revient aussi aux dirigeants d’entreprises, dans leurs démarches d’expansion internationale, de garder à l’esprit l’importance de cette dimension et de mettre en place les outils nécessaires aux rencontres et aux échanges, par-delà la seule cible des dirigeants politiques : organiser de façon stratégique leur écosystème d’alliés de même nationalité dans un esprit d’équipe, mais aussi de partenaires et parties prenantes locales. Ce type de stratégie est mis en place avec succès par quelques très grandes entreprises françaises, à tel point qu’elles adossent parfois l’Etat dans des moments décisifs : chacun a pu voir les capacités des entreprises françaises les plus avancées, comme LVMH ou Geodis, dans l’importation de masques chinois au moment le plus dramatique du confinement de 2020. Mais c’est aujourd’hui aussi un enjeu à l’échelle des ETI, des PME et des start-ups. Les parties prenantes ne peuvent se réduire aux acteurs locaux présents aux alentours du siège social ou des usines. Les populations doivent pouvoir comprendre le cadre global dans lequel s’inscrit une stratégie d’entreprise, si elles veulent pouvoir traverser sereinement les crises engendrées par la géopolitique. Chacun se souvient des campagnes de boycott orchestrées en Chine contre H&M, Nike ou encore Burberry après leurs prises de position sur les Ouïghours. L’objectif n’est pas de plaire à tous, mais d’agir de façon stratégique et de maintenir le lien avec de multiples acteurs décisifs dans les pays d’activité. Au-delà de l’impact économique mais aussi du facteur de protection en situation de crise que de telles stratégies peuvent générer, cela participe d’une nouvelle forme de responsabilité sociale d’entreprise, dont le XXIe siècle pourrait avoir grandement besoin : « Quand la marmite bout, l’amitié fleurit »

1 «While the Pot Boils, Friendship Blossoms” (proverbe anglais)

Par Xavier Desmaison, CEO d’Antidox